12 février, 2024

Où je joue le beau et suis pris à mon propre piège !

 

 Gérard de Nerval (1808-1855)

Il m'arrive de plus en plus souvent, moi qui suis de la génération X de pester contre les générations suivantes, la Y bien sur mais encore plus la Z, ces petits incultes nés avec une tablette entre les mains et n'ayant jamais connu un monde sans internet. Bien sur, mes récriminations ne parviennent qu'à grand mal à masquer la rage que j'ai de vieillir. Moi qui naguère était aussi leste qu'un jeune mouflon, aussi gracile qu'un petit faon et athlétique qu'un jeune jaguar, voici que j'ai mal aux genoux.J'ai beau avoir lu dans tous les manuels d'astrologie que les genoux étaient le point faible des capricornes, il m’apparait particulièrement cruel de considérer que je vieillis inexorablement et ce d'autant  plus que mon esprit, vous en conviendrez, reste alerte et primesautier.

Peut-être jalousè-je secrètement ces joues roses et ces articulations parfaites que cette jeunesse ose brandir face à moi qui ne serai bientôt qu'un sépulcre blanchi. Mais quitte à partir, quitte à être ainsi la proie de l'âge, il ne sera pas dit que je me départirai de mon panache. Jeunes, très jeunes ou pas, ils vont voir que j'ai de beaux restes. Tel un vieux cabot qui n'en finit pas de jouer le rôle qui l'a fait connaitre, je persiste à rester au centre la scène.

C'est ainsi que voici quinze jours alors j'étais face à une jeune et jolie patiente particulièrement brillante, une petite diplômée de Sciences-Po, je me mis à faire la roue. Oh ne vous méprenez pas, je suis resté très correct et infiniment respectueux ; ce n'est pas parce que j'ai le même signe astrologique que Depardieu que j'agis comme lui. Pas de ça chez moi ! 

Tandis que nous devisions aimablement, sans me souvenir de la raison qui m'a poussée vers les rivages sombres de la poésie, voici que je me mis à déclamer les vers suivants :

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Voyant le visage stupéfait de ma patiente, je compris qu'elle ne connaissait pas ces vers. Alors gonflé de mon importance, de ma culture et n'hésitant pas à sombrer dans le narcissisme le plus éhonté et la grotesquerie, je lui expliquai qu'il m'apparaissait incroyable d'avoir fait une préparation IEP puis Sciences-Po sans connaitre ces vers de Lautréamont qui me semblaient comme faisant partie d'un vade-mecum basique d'un étudiant raisonnablement cultivé.

N'ayant pas sa langue dans la poche, la jeunette me répondit sans détours que d'une part, elle n’était pas là pour se faire engueuler, ce en quoi elle avait raison. J'avais failli mais bon, cette inculture crasse me semblait si terrible que les digues avaient cédé ! Ce n'était pas le psy qui avait parlé mais l'honnête homme, l'ancien sorbonnard, le souvenir du jeune que j'avais été lisant ces vers magnifiques à la lueur d'une mauvaise chandelle de suif dans une mansarde, les yeux brouillés par les larmes, ému par tant de beauté (j'espère ne pas en faire trop ?).

Enfin, me décochant la flèche du Parthe, la donzelle m'acheva en me disant que si je la trouvais ainsi inculte, c’était sans doute du au fait que des enseignants sans doute issus de ma génération, la X, n'avaient pas fait leur travail correctement. Ma génération avait donc failli à transmettre l'immense culture française aux étudiants ! J'étais abasourdi.

Certes elle n'avait pas tort mais j'aurais aimé lui rétorquer qu’apprendre que des trucs du programme ou que le professeur enseignant était bien une attitude féminine et que parfois la simple et saine curiosité permettent d'aborder des tas de choses ailleurs qu'à l'école et que c’était bien une réponse de fille qu'elle m'avait faite. J'ai préféré me taire parce qu'étant un peu féministe et dotée d'un fort caractère, elle n'aurait pas apprécié. Je suis un gars prudent !

La fin des consultations arrivant, je sortis du cabinet non sans avoir fermé la porte à clé et m'être demandé si je l’avais bien fermée à clé. Je pris ensuite mon métro puis mon RER comme n'importe quel prolétaire ordinaire car oui, je partage la vie et les vicissitudes du peuple ! Et une fois assis sur la banquette, mon cerveau ne s'arrêtant jamais, je repensai à cette scène et fus pris d'effroi ! Le doute devenu insupportable devient vérité : je m'étais grossièrement trompé. Ayant sombré dans l'orgueil le plus sot, quelque esprit diabolique s'était emparé de moi et m'avait amené à me fourvoyer plus que grossièrement : j'avais attribua des vers du poème El desdichado de Gérard de Nerval au Comte de Lautréamont !

Que faire ? M'enrôler dans la légion étrangère sous un faux nom afin d'épargner à ma famille la honte d'avoir pour parent quelqu'un confondant Nerval et Lautréamont ? Hélas comme je le disais en préambule, mes genoux ne me permettraient plus de crapahuter. Ou alors, m'enrôler comme matelot sur un cargo battant pavillon panaméen et parcourir les océans jusqu'à ce qu'une vague scélérate ait raison de moi et que le benthos soit à jamais le cimetière de ma fatuité ? Prendre une bible et tenter d'évangéliser une tribu des iles Andaman au risque d'y laisser ma vie transpercé de flèches puis dévoré tel un porcelet ?

Non, me dis-je. J'ai fauté et cela me servira de leçon. Je présenterai mes excuses les plus sincères à ma jeune patiente. La semaine suivante, à genoux, pantelant, le visage baigné de larmes et me flagellant, je lui dirai que je n'ai été qu'une outre pleine de vente, un idiot doublé d’un narcissique stupide et j'implorerai son pardon. (j'espère ne pas en faire trop ?).

Voilà qui fut fait la semaine suivante. Il est à noter que ma jeune patiente ne s'était rendu compte de rien. Mais je m'étais promis de la faire et je le fis ; tel un Zeus débonnaire descendu sans artifices de son Olympe parmi les hommes pour recevoir son juste châtiment, je présentai mes excuses, lesquelles furent acceptées. « Tout homme qui s'élève sera abaissé et celui qui s'abaisse sera élevé » écrit Saint Luc dans son évangile (Luc 14-11) ! J'en fis l'amère expérience !

Je m'arrêterai là, ne désirant pas en faire trop de peur de manquer d’humilité ce qui ne me ressemblerait pas !