23 février, 2013

Une histoire de Philippe - 10 fin !


Dans ce cadre, je crois que même si je ne peux crier victoire, force est de constater que nous avons obtenus quelques succès. Il s’était affirmé, coupé de certaines personnes trop toxiques pour lui, avait enfin laissé ce divorce derrière lui. Il était enfin débarrassé des bagages trop pesants qui l’avaient encombrés une bonne partie de sa vie. Bref, il allait mieux, j’en étais sur même si techniquement il restait alcoolique. Du moins, ne buvait-il plus pour oublier mais simplement parce qu’il aimait cela et qu’il avait trouvé dans la dive bouteille une sorte de remède qui lui plaisait.

Compte-tenu de son obstination à vouloir toujours boire, à ne jamais condescendre à aller aux réunions des AA, je m’étais dit qu’avec un peu de chance, il tiendrait jusqu’à soixante ans avant qu’une cirrhose ne le tue. Soixante ans c’était jeune mais suffisamment âgé pour qu’il soit au mariage de ses trois enfants. Cela semble cynique de s’exprimer ainsi mais j’avais rempli mon obligation de moyens. Je ne pouvais rien d’autre pour lui, j’en reste persuadé. Il avait tout en main.

Au bout d’un peu plus d’un an de consultations parfois irrégulières, les vacances sont arrivées. Septembre revenu, il n’a pas repris rendez-vous. J’aurais pu de moi-même lui demander s’il souhaitait que l’on se revoie. Je pense qu’il aurait été d’accord parce que l’on s’entendait bien. Mais de mon point de vue, je n’avais pas envie de tarifer mon amitié et je pense que j’avais conscience d’avoir fait le maximum. Alors je n’ai rien dit. Au mieux, je crois qu’il aurait fallu laisser passer une « période de rémission » pour qu’il continue à se reprendre en main. Peut-être aurait-il pris conscience que l’alcool loin d’être une aide était un frein à sn rétablissement total et que le bonheur ne se trouve pas dans la bouteille. Quand on s’est revus, on s’est salués chaleureusement. Et puis comme le petit café où nous avions nos habitudes a été fermé, on s’est moins vu sinon quand il faisait beau et que l’on se croisait dans les rues.

Il me semblait plus heureux. De temps en temps, je prenais de ses nouvelles et lui demandais si sa consommation d’alcool était en baisse et il me répondait qu’il avait diminué sans arrêter pour autant. Alors comme un rituel, je lui disais toujours « Philippe je ne veux pas jouer le père la morale mais fais gaffe, dans ton état, c’est la cirrhose assurée si tu persistes, tu vas crever ». Je lui rappelais que Philippe le généraliste était toujours prêt à le recevoir ou que des alcoologues spécialisés pourraient aussi l’aider. Il me rassurait alors en me disant que sa vie allait nettement mieux et qu’il était heureux. Et c’est vrai qu’il avait repris figure humaine même si un œil averti distinguait encore l’alcoolique sommeillant en lui. Il se conduisait mieux, de manière plus mature, toujours aussi sympa mais ayant regagné une dignité autrefois perdue. Une chose est sure, je ne le sentais plus déprimé comme lorsque je l’avais connu. Sa tristesse avait disparu.

Parfois, je l’observais me demandant sans cesse si j’aurais pu faire mieux pour lui. Et  ma foi, je me disais qu’il était heureux et que le reste ne m’appartenait pas. N’ayant plus de souffrance clinique significative, son addiction restait comme une survivance de son passé et si elle était un danger physique, elle ne l’empêchait pas de mieux vivre.

A toutes fins, utiles tous ceux qui avaient de l’affection pour lui et moi avions constitué une petite garde rapprochée. Comme il était seul, on lui rendait visite. Je sais qu’il faisait beaucoup de musique avec un ami commun qui ne risquait pas de l’entrainer sur une pente fatale. Et quand j’interrogeais cet ami à propos de la consommation d’alcool de Philippe, il me disait en souriant « oh il y a du mieux, c’est une bouteille de whisky par jour au lieu de deux, c’est déjà ça ». Et c’était évidemment bien trop.

Et puis la mauvaise saison est arrivée. Calfeutrés chacun chez soi au chaud, on ne s’est pas beaucoup vus. Nous sommes croisés durant les vacances de Noël. Il faisait la queue chez un commerçant. En me voyant, il est sorti pour me saluer et nous avons bavardé. Il semblait psychologiquement en pleine forme. On a discuté dix minutes comme deux vieux amis et il m’a dit qu’il fallait que je passe le voir chez lui après les vacances. Il m’a expliqué que son divorce était terminé et que tout était clôt et qu’il se sentait heureux et vraiment plus léger. J’étais content pour lui, c’était peut-être la victoire que j’escomptais lorsque j’avais accepté de le prendre en charge. On s’est quitté en nous faisant la bise et en se promettant de se voir bientôt.

Et puis, le temps a passé, janvier a été épouvantable et je ne suis pas beaucoup sorti. J’ai appris par une amie commune en février que Philippe venait d’être retrouvé mort chez lui, noyé dans son sang durant son sommeil. Il n’avait que cinquante sept ans. L’alcool avait fini par le tuer. Ses varices oesophagiennes avaient fini par se rompre entrainant son décès par étouffement du à l’hématémèse. J’avais pensé lui garantir quelque année de plus mais je m’étais trompé. Ceci dit, à ma décharge il était parfaitement au courant des risques qu’il prenait, ce n’était pas faute de l’en avoir averti.

Nous étions nombreux à ses obsèques parce qu’il avait finalement beaucoup d’amis. La cérémonie était sobre mais touchante et le sacré et le profane se sont mélangés. On a entendu sa Fender sonner une dernière fois dans l’église.

Curieusement, ce jour là, sur le banc, j’étais au milieu avec à ma droite Philippe le cafetier et de l’autre côté Philippe le médecin et en face de nous, allongé dans son superbe cercueil, Philippe l’alcoolique. L’histoire de Philippes était close. On s’est séparés pour aller vaquer à nos activités.

Peut-être que Philippe le cafetier s’est dit qu’il aurait du refuser de servir à boire à Philippe tout en sachant qu’il serait allé ailleurs. Peut-être que Philippe le médecin s’en est voulu de ne pas avoir fait interner Philippe en sachant que de toute manière une fois sorti, il aurait replongé.

Quant à moi, je suis sorti assez triste et partagé en me disant que j’aurais sans doute pu tenter d’autres stratégies tout en sachant bien que j’avais sans doute fait le maximum. Je crois avoir rempli mon obligation de moyens. Je suis sincèrement persuadé que je n’aurais pas pu faire mieux et que ce que Philippe et moi avons entrepris, lui aura permis de vivre ses deux dernières années en paix. C’est déjà cela.

Qu'il repose en paix.

21 février, 2013

Une histoire de Philippes - 9


Je sais que pour ma part, même si je ne refuse jamais de mettre mon obligation de moyens au service d’un patient, j’exige toujours que l’on soit à deux dans le bateau parce que je n’ai pas envie de ramer seul. Rien de pire d’ailleurs que ces patients venus consulter à la demande expresse d’un proche. Ils viennent une fois, en m’assurant que tout va bien et qu’ils gèrent parfaitement leur addiction, que ce n’est pas si grave que ce qu’en dit la personne leur ayant intimé l’ordre de me consulter. Je leur parle franchement et je leurs dis toujours que mon cabinet leur est grand ouvert en cas de problèmes. Mais je n’exige jamais, ni ne mets la moindre pression pour leur faire rependre un rendez vous s’ils ne le veulent pas au fond d’eux-mêmes. D’ailleurs quand une personne m’appelle pour prendre un rendez-vous pour un tiers majeur, j’explique toujours que la personne est adulte pour le faire par elle-même en cas de besoin. Et quand on m’explique qu’elle ne le fera pas, j’explique juste que le moment n’est pas encore venu et que nous voir ne servirait à rien. Il m’est ainsi plusieurs fois arrivé de recevoir des alcooliques qui avaient mon numéro depuis plus d’un an mais n’avait pas jugé utile de m’appeler plus tôt.

Si la consommation de Philippe restait toujours trop importante, elle était devenue suffisamment « raisonnable » pour qu’il ne se comporte plus comme une épave lorsqu’il sortait. Certes, il n’était pas tiré d’affaire mais déjà bien plus présentable. Si j’avais voulu faire des statistiques, je pense que je me serais dit à cette époque que nous étions parvenus à la moitié de nos objectifs. Il restait encore le cas de ses enfants. Car, en grand sensible qu’il était, presque féminin dans ses attachements, il nourrissait envers ses enfants un amour incroyable. Il aurait voulu qu’ils soient plus présents. Mais outre le fait qu’il soit un père certes gentil mais peu structurant, son problème d’alcoolisme l’avait rendu absolument infréquentable ces dernières années. Ses trois enfants s’étaient, sinon détachés de lui, du moins tenus à distance. Et si ses fils sans doute plus stoïques car plus âgés, n’hésitaient pas à venir le voir, la plupart du temps en profitant pour lui soutirer quelques centaines d’euros dont ils avaient besoin, c’était sa fille cadette qui lui manquait. Il n’est jamais facile pour des enfants de se tenir émotionnellement à l’abri d’un divorce sans prendre fait et cause pour l’un des deux parents. Et dans ce cas, force était de reconnaître que si l’ex-épouse de Philippe avait une vie normale et structurée, propre à rassurer leurs enfants, Philippe passait pour le dernier des derniers.

Ceci étant, je n’ai jamais su pourquoi elle le fuyait ainsi. Certes, l’alcoolisme de son père et le triste tableau qu’il donnait de lui n’étaient pas très agréables mais sa fille ne disait rien, se tenait à distance, ne lui faisait pas même un reproche. De son côté, Philippe tentait tout pour la récupérer affectivement. Je me souviens ainsi qu’il m’avait montré la carte d’anniversaire qu’il voulait lui envoyer ainsi que la somme délirante qu’il tenait à lui donner pour son anniversaire. Quand il m’avait demandé ce que j’en pensais, je lui avais répondu qu’il ne l’achèterait pas ainsi et que peut  être qu’en retrouvant un peu de dignité, il aurait de meilleurs résultats.

Parce que c’était cela la grosse technique de Philippe l’alcoolique pour soutirer l’affection des gens contre leur gré. Il était présent, toujours présent et même trop présent, n’hésitant jamais à rendre un service afin de clamer haut et fort « regardez comme je suis gentil alors ne me faites pas de reproches ». Si on avait voulu croquer Philippe de manière caricaturale, il aurait pris les traits d’un gros chien remuant un malhabile, plein de poils, la langue baveuse et faisant la fête. Avec ses cheveux un peu longs et rarement coiffés et sa grosse moustache mal entretenue, il avait tout du briard même son caractère puisque l’on dit de ce chien qu’il est joueur et affectueux. C’était cela la caractéristique première de Philippe, le comportement d’un gros chien affectueux, toujours gentil et ne comprenant pas qu’on puisse le houspiller quand il avait fait ses besoins sur la moquette. Sa gentillesse et ses largesses auraient du excuser tout le reste.

S’agissant de ses enfants, il me semble que ses relations avec ses fils s’étaient quelque peu améliorées. Sans doute, qu’étant plus âgés, ils avaient constaté de vrais changements chez leur père. Et si tout n’était pas réglé, ils avaient sans doute suffisamment de maturité pour comprendre que les quelques efforts qu’il avait faits, lui avaient vraiment coûtés. En ce qui concerne sa fille, je n’ai jamais su s’ils s’étaient vraiment retrouvés. D’après lui, son épouse avait fait en sorte de le faire passer pour un monstre. Je ne l’ai jamais vraiment cru ans la mesure où il était le seul artisan de sa déchéance. Sans doute, que sa fille ayant constaté elle-même la dégringolade inéluctable de son père, elle lui en tenait rigueur. J’avais proposé à Philippe de la recevoir. Dans la mesure où elle était majeure, c’était possible. J’aurais fait en sorte de comprendre ce qu’elle ressentait de négatif pour son père tout en lui précisant qu’elle aurait été précieuse dans le mécanisme thérapeutique dans la mesure où elle comptait tant pour lui. Je n’ai jamais su si Philippe lui avait proposé mais le fait est que je ne l’ai jamais vue. Je m’en suis un peu voulu de ne pas avoir insisté pour la contacter car elle aurait été une alliée précieuse. Je crois que je lui aurais dit qu’elle et moi savions à quoi nous en tenir concernant son père mais qu’une chose était sure : il l’aimait plus que tout.

Voilà un peu le discours que j’aurais tenu si j’avais tenté la chose. Non pour la faire culpabiliser mais simplement pour lui faire comprendre qu’à vingt ans on peut être parfois définitif dans ses jugements mais qu’il n’est pas si facile de juger autrui. Son père, je le connaissais intimement et tout ce qu’il ne m’a jamais dit, je l’ai deviné par ses silences. Bien qu’il ait été plus âgé que moi, j’ai toujours pensé que c’était quelqu’un de brillant d’attachant doublé d’un « sacré petit con manipulateur ». Et quand il arrivait qu’il me pousse à bout, je ne me cachais pas pour lui dire ses quatre vérités. J’aurais compris que sa fille agisse de même.

Même si souvent, je m’en suis voulu de ne pas être assez ferme, aussi ferme que je l’aurais voulu dans mes rêves de « psy tout puissant », je sais que l’humilité et la réalité m’obligent à reconnaître que le cas était lourd et que je ne pouvais sans doute rien réparer convenablement mais tout juste « bricoler » pour que « cela tienne » encore quelques années. Il aurait fallu de la part de Philippe de meilleures prises de conscience. Je pense qu’au fond de lui, il les avait faites mais qu’il avait pris l’habitude de vivre ainsi et qu’il s’en trouvait bien. C’était devenu une sorte de « permissionnaire » au long cours, se tenant assez loin de la vie. Il voulait juste que les choses s’améliorent un peu mais pas qu’elles changent véritablement. Je crois qu’il était heureux de sa vie de dilettante. Après avoir tellement lutté contre ce qu’il était, il était parvenu à une sorte de détachement philosophique. Désormais il vivrait comme il l’entendrait.  En s’éloignant du spectre dépressif, il était devenu épicurien à sa manière.

19 février, 2013

Une histoire de Philippes - 8


Et puis, il y avait le point central qui était son divorce. Nous avons alors abordé le sujet. Ayant pris contact avec deux avocats que je connaissais, les deux m’avaient expliqué que son cas était désespéré au regard du droit et que la meilleure chose était de transiger. Si la partie était perdue d’avance, du moins pouvait-il encore s’en tirer plus honorablement et clôturer cette affaire rapidement. C’est un peu ce que je lui expliquai sans me risquer à prendre la décision qui lui revenait. Le progrès que Philippe réalisa, fut de changer son optique en transformant ce qui était pour lui une bataille dans laquelle il mettait tout son affect en un simple problème juridique. Ce n’était pas facile mais il comprit finalement que ce divorce était un cancer qui le rongeait et était en grande partie responsable de son mal-être actuel.

Afin de lui offrir un autre point de vue, j’organisai une rencontre avec un de mes amis ayant son âge et ayant vécu le même type de divorce difficile. Par pudeur, j’avais préféré les laisser discuter entre eux m’étant contenté de faire l’entremetteur. Je savais que cet ami avait vécu les mêmes affres et s’en était sorti non sans avoir durant presqu’un an frôlé le précipice en se mettant à boire. A défaut de partager avec les AA, cela permettrait à Philippe l’alcoolique de partager avec quelqu’un ayant eu peu ou prou la même expérience que lui. De fait, il fut ravi de l’entretien. Lui et mon ami avaient suffisamment de points communs pour que cet échange ait été favorable. Je crois que ce qui avait marqué Philippe c’est lorsque cet ami lui avait expliqué qu’un jour, il s’était simplement dit qu’il était un type bien. Ces divorces difficiles entrainent souvent une blessure narcissique extrême dont il faut sortir.

Finalement cette entrevue et ses réflexions personnes l’amenèrent à changer d’avocat, lequel lui donna le même conseil que ceux avec qui j’avais discutés. C’est ainsi qu’il transigea avec son épouse à qui il n’octroya qu’une fraction de ce qu’elle exigeait et qui représentait tout de même une somme plus que coquette. De son côté, lassée elle aussi par son avocate et ayant pris un nouveau conseil, elle accepta l’offre, peu désireuse de se lancer dans une procédure qui s’enlisait et risquait de durer des années. Un protocole devait être signé bientôt.

Tout au long de ces mois durant lesquels je le vis, nous nous entendions bien. J’acceptais sous certaines limites ses errements et le fait qu’il ne puisse pas s’engager avec plus de rigueur dans un processus thérapeutique. Je crois qu’il en avait tout à fait les capacités dans la mesure où son niveau d’études donnait à penser qu’il était capable d’efforts et de constance. Je pense qu’au fond de lui, il avait l’angoisse que je ne sois plus qu’un psy faisant son boulot comme un autre et qu’il voulait à tout prix qu’il reste de l’affection entre nous. Il avait aussi très peur de manière générale de se retrouver seul dans la vie et d’être livré à lui-même. De fait, même si nous parvenions à travailler, il fallait toujours que la séance soit émaillée de quelque chose n’ayant apparemment rien à voir avec ce que nous entreprenions. C’était sans doute sa manière à lui de savoir avec certitude si je n’étais qu’un professionnel venu l’aider contre monnaie sonnante et trébuchante ou aussi quelqu’un qui venait aussi en ami. J’avais donc joué le jeu avec sincérité, comprenant cette demande dans la mesure où il était à cette époque très isolé.

Je n’étais pas son ami stricto sensu pas plus que je n’étais son psy stricto sensu, je marchais sur une corde raide, évitant de tomber d’un côté ou de l’autre. Ce qui me permettait d’agir comme cela, c’était que quoiqu’ait désiré Philippe de moi, je me rappelais sans cesse ma mission. En tâche de fond, je ne perdais jamais de vue que quels qu’aient pu être ma manière d’être, j’avais un travail à faire et une obligation de moyens à remplir. J’ai joué son jeu parce qu’il n’y avait pas d’autres moyens de faire, sous peine d’être éjecté tout en gardant tout au fond de moi les règles essentielles à respecter. Je crois de toute manière que face à des gens aussi sensibles que Philippe, il est impossible de se cantonner à une aide purement professionnelle. Ce sont un peu des vampires affectifs et leur immaturité psycho-affective rend nécessaire un autre type d’approche.

Il y avait de fait chez Philippe une véritable hyper-sensibilité émotionnelle et un haut potentiel intellectuel. C’était ce que l’on nommerait un surdoué qui n’avait jamais été détecté. Durant toute sa vie, il s’était servi de ses facilités sans se donner beaucoup de peine. Son intelligence alliée à ses capacités intuitives et à sa grande empathie lui avait toujours à peu près permis de s’en sortir. Peu habile au combat, il s’était alors écroulé lorsque son épouse était partie. Sans doute représentait-elle pour lui, plus qu’une épouse, une sorte de médiation entre ses affects très aigus et le monde qui l’entourait. En terrain connu, il excellait alors qu’à la moindre modification de son environnement, il s’écroulait. Il est sans doute un peu injuste de dire de lui qu’il agissait en grand adolescent. Il agissait juste au mieux de ses capacités et force est de constater qu’il recelait de vraies carences éducatives. Sans doute que n’ayant jamais posé de véritables problèmes à ses parents, ceux-ci s’étaient contentés de le laisser en paix, ne prenant pas la véritable mesure des problèmes qu’il risquerait de rencontrer parvenu à l’âge adulte.

L’hypersensibilité n’est pas une pathologie, loin de là, dans la mesure où elle constitue sans doute la base avec laquelle travaillent tous les grands créatifs, qu’il s’agisse de chercheurs ou d’artistes. Pourtant, le danger est grand, si elle n’est pas détectée assez tôt, que la personne dotée d’une telle sensibilité, s’en remette totalement à elle, oubliant de développer d’autres facultés. Cette sensibilité doit aussi se canaliser et il est bon d’apprendre aux enfants qui en sont dotés à la canaliser en les socialisant mieux, en se souvenant que ce qui semble simple pour les autres, comme des activités de groupe, sera pour eux un calvaire.

Les choses reprenaient doucement leurs cours même si sa consommation d’alcool restait bien trop élevée. Contre cela je n’ai jamais pu rien faire. Il buvait certes moins ayant divisé selon lui sa consommation de plus de moitié. J’avais beau savoir qu’il mettait sa vie en danger et le lui répéter, il m’assurait que tout allait bien. Il aurait été possible de l’interner passagèrement de manière à ce que cela lui serve de cure mais je ne me voyais pas faire cela. Le connaissant il m’en aurait voulu à mort. Il aurait cessé de boire durant son internement et aurait repris deux fois plus en sortant histoire de montrer qu’il nous emmerdait tous, médecins et psys.

Par deux fois, comme je l’ai dit auparavant, il avait effectué des cures de désintoxication et à peine sorti, il s’était remis à boire. Et durant ces cures, son grand jeu avait été de jouer au plus malin avec le psychiatre qui le suivait. C’était un peu la limite de sa personnalité immature, pensant qu’il se battait contre une institution alors que c’est contre ses mauvais penchants qu’il aurait du lutter. Il avait confondu relation d’aide et hostilité. D’ailleurs plutôt que de se battre pour lui, il aurait fallu que les professionnels rencontrés lors de ces cures lui parlent directement en le mettant face à ses responsabilités. Au lieu de quoi, durant dix jours, ils suivaient scrupuleusement le protocole en le rendant sobre de manière tout à fait artificielle à coups de prohibition (pas d’alcool dans la clinique) et de Valium mais en oubliant que si l’addiction est bien sur physiologique, l’alcoolique a aussi un libre arbitre et une conscience à mettre en œuvre !

17 février, 2013

Une histoire de Philippe - 7

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Nous avions bien sur aussi tenté de nous attaquer à sa consommation d’alcool mais bien que je lui aie trouvé quelqu’un capable de l’emmener aux Alcooliques Anonymes, il n’avait pas voulu, prétextant qu’il se sentait capable d’assurer tout seul son sevrage, ce dont je doutais. De fait, il avait fait des efforts en tentant de limiter sa consommation. C’était évidemment insatisfaisant d’un point de vue médical mais encourageant psychologiquement. Il était monté sur la première marche et c’était bien. Il faut parfois se contenter de minuscules victoires ! J’imaginais que parvenus à de meilleures conditions de vie, nous puissions enfin nous attaquer à ce problème.

De nous jours, on estime que la psychothérapie consiste en une approche bio-psycho-sociale. L’aspect biologique revenait aux médecins et Philippe en consultait, lesquels ne se lassaient jamais de le rappeler à une plus grande modération. Mais quoi qu’ils aient dit ou fait, rien n’avait fonctionné. Il avait effectué deux cures de désintoxication, un peu comme il serait parti en vacances. Durant huit jours à chaque fois, gavé de tranquillisant, il était parti en cure, chargé de livres comme il serait parti en vacances. Cela l’avait rassuré dans sa capacité de se passer d’alcool mais guère plus. Comme il me disait : « puis j’ai pu m’en passer durant huit jours sans me roulet par terre, je me sens capable de m’en passer si j’en ai envie, je ne suis pas un grand alcoolique ». Ces cures avaient donc largement raté leur but, l’installant au contraire dans une fausse confiance en lui-même. Dans un environnement calme et dénué de stress, soutenu par une équipe médicale et déchargé de tous soucis, il est certain que Philippe cessait de consommer de l’alcool.

Nous avions aussi porté nos efforts sur ses relations. Il avait conscience que certaines personnes lui étaient bénéfiques, à savoir qu’il pouvait partager avec elle de bons moments sans être entrainé à faire n’importe quoi. En revanche, il admettait que d’autres personnes soient profitaient de son argent tout simplement ou pire, qu’elles l’entrainaient encore plus dans son addiction. Il avait commencé à faire du ménage. Et tandis qu’il avait auparavant un peu douté qu’on puisse autant profiter de lui et de ses largesses, il avait finalement pris le réel dans la figure et constaté que bien des personnes ne le fréquentaient que pour on incapacité à dire non.

Je me souviens ainsi d’un jour où nous faisions notre séance alors qu’un de ses « amis » était venu lui rendre brièvement lui rendre visite. J’avais eu mal pour lui tant cette personne l’avait humiliée. Finalement, Philippe redoutait tellement le conflit qu’il préférait perdre sur tout que d’engager une bataille. Cette altercation était venue à point nommé afin de nous donner un prétexte lui permettant de s’affirmer. Il s’agissait comme l’enseigne tous les manuels sur le sujet de pouvoir affirmer ses droits en maintenant une bonne relation avec l’interlocuteur. Le pauvre Philippe ayant une image de lui-même extrêmement dévalorisée, voyait en chaque personne rencontrée un appui ou une menace potentiels. Et à force de vouloir être aimé de tout le monde, il avait réussi à se faire mépriser d’un bon nombre de personnes.

Il s’agissait de lui réapprendre à prendre conscience de ses désirs propres pour enfin être capable de dire « non ». Je l’avais entraîné afin qu’il puisse se débarrasser de ses pires tourmenteurs. Nous avions simplement développé le concept de « personnes toxiques » en sachant les reconnaître et déjouer leurs plans. La personne toxique est simple à reconnaître puisqu’une fois qu’elle disparaît, on a le sentiment d’être moins heureux, d’être un peu déprimé et vidé. Ce sont toutes ces personnes qui nous blessent, nous dévalorisent, nous critiquent se livrent à des insinuations ou profitent de notre gentillesse sans jamais rien nous offrir en échange.

C’est ainsi qu’une jeune femme en qui il avait pu envisager de trouver une future compagne, quelqu’un capable de le comprendre, s’était révélée comme étant quelqu’un profitant malhonnêtement de lui puisqu’elle avait abusé de son état d’ébriété pour lui faire signer quantité de chèques. Il avait pris une vraie claque ce jour là ! Il n’en revenait pas et m’avait demandé ce qu’il devrait faire, porter plainte ou non. Je m’étais abstenu de lui conseiller la marche à suivre en restant dans mon rôle de psy ce qui n’était pas toujours facile. Je lui avais enjoint d’en parler à des amis proches, ce qu’il avait fait, puis de prendre en compte ses désirs propres. Il avait ensuite déposé plainte au commissariat, ce qui m’avait semblé normal. L’adulte refaisait surface en lui au fur et à mesure que son sentiment d’auto-efficacité remontait.

J’avais aussi mis un autre Philippe sur l’affaire, Philippe le médecin. Ils se connaissaient depuis des années et s’estimaient. J’avais organisé un déjeuner chez le médecin par une belle journée ensoleillée. Philippe le médecin avait alors fait une ordonnance à Philippe le pharmacien et Philippe le psy était satisfait. Sauf que Philippe le pharmacien, non content des molécules prescrites n’avait pas suivi le traitement, ayant décidé de le modifier de lui-même. Comme il lui suffisait d’entrer dans n’importe quelle pharmacie en brandissant sa carte professionnelle pour obtenir ce qu’il voulait, ce n’était pas un patient facile. Mais bon, j’avais tenté et au cas ou, il saurait qu’un médecin sympathique et s’abstenant de le juger serait là pour l’aider. C’était finalement loin de la victoire espérée mais un point positif le jour où il souhaiterait arrêter l’alcool.

Mais je me dois de rester honnête et humble et durant une année, je ne peux pas dire que les progrès furent fulgurants. Je me contentais de maintenir un lien solide et d’enregistrer de petits succès. De fait, et j’espérais ne pas pêcher par excès de confiance, si les miracles n’étaient pas au rendez-vous, du moins avais-je l’impression d’enregistrer de timides avancées et de conforter durablement certains secteurs de la vie de Philippe. Il buvait un peu moins, s’occupait beaucoup mieux de ses affaires et avait fait le tri dans ses relations. Pour ma part, j’aurais bien aimé qu’il fréquente les AA mais il ne voulait pas en entendre parler. Il m’assurait que seul il y arriverait. Peut-être était-ce vrai mais je trouvais important qu’il ait pu partager avec des personnes ayant eu le même problème que lui. De toute manière, je ne pouvais pas le trainer de force.

15 février, 2013

Une histoire de Philippes - 6


De plus, s’agissant de toutes les addictions, on sait que chacun doit trouver des limites. Or manifestement, mon nouveau patient n’était pas prêt de se retrouver à la rue. Compte-tenu du prix des véhicules que j’avais vus dans la cour et des objets entassés dans les divers salons, il disposait de moyens substantiels pour se maintenir dans une économie adolescente propre à lui cacher la dure réalité.

J’avais dès le départ tenté de structurer les entretiens mais ce n’était pas facile. Dès qu’il en avait envie, il se saisissait d’une télécommande pour me montrer tel ou tel concert voire une fois un documentaire sur les ours. J’avais toutes les peines du monde à canaliser son attention, je pense qu’un patient de douze ans aurait été capable de plus d’attention. J’ai plus d’une fois eu envie de claquer la porte en exigeant de lui plus de sérieux mais je me suis accroché en me promettant d’obtenir des résultats. Je crois que je n’ai jamais joué les sauveteurs mais que j’ai commencé à prendre cela comme un jeu entre nous. Je me disais parfois, en constatant les efforts qu’il faisait pour me détourner de mon but « c’est ça prends moi pour un crétin, on verra qui sera le plus malin ».

Parce que pour lui, il suffisait qu’il paye la séance pour avoir l’impression qu’il avait consulté un psy et fait son devoir. L’idée de devoir s’investir émotionnellement lui semblait un peu hors de propos. On se voyait chaque semaine et il se disait qu’il avait fait une démarche même si dans les faits, son seul but était de transformer nos entretiens en séances de jeu. Il ne faisait que se donner bonne conscience et rien d’autre. Je restais relativement souple, lui faisant croire que je jouais son jeu puis subitement, je le recadrais, le replaçais sur les rails et là, il riait en me disait que j’étais incroyable. De fait, je lui donnais chaque semaine des « devoirs » à faire après avoir obtenu son accord.

Je tenais à ce qu’il ait une sorte de programme d’activités quotidienne afin que chaque jour, ne fut-ce que pour une demi-heure, il ait rendez-vous avec la vie. Je vérifiais scrupuleusement qu’il ait accompli ces tâches. Et quand il ne l’avait pas fait et n’avait aucune excuse valable, il voyait à mon regard ce que j’en pensais. Je lui disais gentiment que tout ce que nous faisions ne servait à rien et qu’il vaudrait sans doute mieux que nous allions papoter au café, qu’il n’était pas prêt pour le travail qu’il voulait entreprendre. Il détestait que je lui dise cela. Dans ces cas là, je voyais son orgueil mis à mal et il se défendait. Je tenais bon en le renvoyant juste à es responsabilité en évitant de le juger. Qu’il se juge lui-même me suffisait. Il fallait à tout prix qu’il puisse utiliser sa stratégie favorite, consistant à se faire passer pour un gentil bon-à-rien mais tellement brave qu’on pouvait tout lui pardonner.

Finalement, il n’y avait que les courriers d’avocats qui le faisaient vraiment revenir dans son monde réel. Je crois que ses passages dans le cabinet du juge aux affaires familiales lui avaient procuré à chaque fois l’impression d’être soumis à une séance d’électrochocs. Face au juge, sa stratégie ne marchait plus. Brave type pu non, circonstances atténuantes ou pas, il filait doux parce qu’il avait compris que le juge le traitait en justiciable et rien de plus. Quant il relatait ces difficiles entrevues et qu’il s’emportait contre le juge, à tort ou à raison concernant le fond de l’affaire, mais toujours à tort s’agissant de la forme, il manifestait le fait qu’on aurait du le traiter en petit prince et non comme un vulgaire justiciable.

Je lui disais alors qu’il me faisait penser à ces élus qui une fois dans le cabinet du juge d’instruction semblent se souvenir qu’ils sont de simples citoyens quelles que soient leurs fonctions électives. Petits roitelets jetés à bas de leurs trônes, les voici qui se plaignent alors de ce qu’encours pourtant le commun des mortel. Pour Philippe, c’était pareil à chaque fois. L’immixtion de la justice dans sa petite vie de grand adolescent lui faisait une piqure de rappel le coupant momentanément de ses phantasmes de toute puissance. Il n’était plus le petit roi qui gérait ses frustrations à coups d’achats compulsifs ou à grandes rasades de whisky mais un individu lambda, un minuscule Zeus chassé de sa petite Olympe à coups de pied aux fesses.

De fait à chaque courrier d’avocat qu’il recevait, il attendait le vendredi avec hâte afin de le me tendre l’enveloppe fébrilement en me demandant ce que j’en pensais. L’idée de perdre sa femme définitivement en même temps qu’un gros paquet d’argent le sortait de sa torpeur adolescente et il redevenait adulte. Finalement, tout ce qui représentait le monde adulte lui faisait peur. Qu’il s’agisse d’un courrier d’avocat, ou de sa banque, ou encore des impôts, j’étais mis à contribution. C’était d’un secrétaire particulier dont il aurait eu besoin. Bacheliers brillant puis étudiant sans problèmes, il avait toujours utilisé ses facilités pour s’en sortir.

Comme tout cela l’angoissait, je l’aidais mais en exigeant toujours qu’il fasse en premier des démarches. Comme je l’ai souligné, je n’avais nulle envie d’agir en sauveteur. Pourtant, un jour en « me prenant par traitrise », il avait installé sur sa grande table de salle à manger tout un tas de documents afin de faire sa déclaration d’impôt. Et à peine avais je passé le seul qu’il m’avait demandé de l’aider. J’avais été très ferme en lui expliquant que je ne refusais pas de lui donner un coup de main mais qu’il devrait collaborer avec moi. C’est ainsi que la semaine suivante, il avait effectivement classé tous les documents et obtenu ceux qui manquaient. Nous avions alors passé deux heures à remplir les champs de sa déclaration d’impôt. Cela n’avait rien de compliqué. Mais c’était étonnant de voir ce type pourtant brillant peiner sur un simple document administratif. L’idée d’effort, fut il minime, le révulsait. S’il n’aimait pas quelque chose, il tentait soit de le faire faire par quelqu’un d’autre soit, il ne le faisait pas, se contentant ensuite de boire pour s’abrutir et faire taire sa mauvaise conscience.

Bien que cette démarche soit très étonnante dans un cadre thérapeutique, ce n’était pas dénué d’intérêt puisque cela lui avait permis de voir que ce n’était pas compliqué. En faisant ce genre de démarches, il avait réalisé qu’il n’était pas un enfant dénué de compétences dans un monde d’adulte mais un adulte comme les autres et qu’au pire, quand il ne savait pas quelque chose, il suffisait de le demander à qui de droit. C’est ainsi que même si j’avais plus joué le expert-comptable que le psy ce jour là, de son côté je dois admettre qu’il avait fait preuve de sérieux et de compétence : c’était une petite victoire. De toute manière, vu l’état de ses affaires depuis deux ans, il m’appartenait de le remettre à flot afin d’entreprendre quelque chose de plus sérieux d’un point de vue psychologique.

Sans qu’il le sache, j’appliquais tout simplement le modèle d’auto-apprentissage de Bandura. Cette théorie entre le cadre plus large de la théorie sociale cognitive (TSC). La TSC stipule que le fonctionnement humain est le produit d’une interaction dynamique et permanente entre des cognitions, c’est à dire des pensées, des comportements et des circonstances environnementales. Dans ce modèle de « causalité triadique réciproque » l’individu est à la fois le producteur mais aussi le produit de ses conditions d’existence. En 1986, Bandura expose ainsi son modèle de causalité triadique réciproque » en précisant que la personne P par ses comportements C agit sur son environnement E, lequel agit en retour sur lui-même. La TSC fournit un cadre théorique pour l'étude de l'auto-efficacité. Selon cette théorie, le sentiment d'auto-efficacité constitue la croyance que possède un individu en sa capacité de réaliser ou non une tâche ; plus grand sera ce sentiment d'auto-efficacité, plus élevés sont les objectifs que s'impose la personne et l'engagement dans leur poursuite. C’est un modèle simple mais d’une efficacité redoutable. En permettant à Philippe de constater que ce qu’il redoutait tant, les tâches administratives, n’avait rien de compliqué mais nécessitait juste un peu de patience, je lui avais redonné confiance en lui. D’ailleurs, ce jour là, il avait été particulièrement ravi du résultat. Comme disait ce cher Sénèque, ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles.

13 février, 2013

Une histoire de Philippe - 5


C’est quelques temps après qu’il m’avait demandé si je pourrais le suivre professionnellement. Comme monsieur se voyait en petit prince et qu’il ne s’imaginait pas venir à mon cabinet, il m’avait demandé de venir le voir chez lui, à domicile ce que je ne fais jamais sauf en cas d’impossibilité pour le patient de se déplacer. Avec lui, bien sur j’aurais du refuser, lui dire non, lui expliquer que jamais je ne me soumettrais à ces caprices de gosse de riche. Mais c’était prendre le risque de ne pas l’aider et de le voir s’enfoncer un peu plus. Je n’ai pas voulu parier sur le fait qu’en cas de refus de ma part, il serait finalement venu à mon cabinet. C’était un cas de conscience. Certes, de mon, côté je pouvais toujours me dire qu’il était libre et maitre de son destin mais je n’avais pas osé compte tenu de l’état dans lequel il était déjà.

Alors on a fixé le rendez-vous en début d’après midi pour nous rencontrer après qu’il ait accepté le montant de mes honoraires parce que dorénavant je ne serais plus le « pote de bistro » mais quelqu’un avec lequel il s’engagerait dans un processus. Je lui avais d’ailleurs rappelé que la méthode n’était pas conventionnelle mais que j’agissais ainsi exceptionnellement. Je l’avais prévenu que si j’étais disposé à consulter à domicile, je n’en serais pas moins un simple aidant, quelqu’un lui tendant la main et non pas le sauveteur, celui qui veut à la place d’autrui.

Je n’avais aucune envie de m’inscrire dans ce fameux triangle dramatique, cette figure d’analyse transactionnelle proposée par Stephen Karpmann en 1968, qui décrit un scénario relationnel typique entre une victime, un persécuteur et un sauveteur. C’est le plus souvent de la pitié, de la culpabilité ou de l’anxiété qui met le sauveteur en action et ce dernier est souvent convaincu qu’il doit faire quelque chose. Il se sent indispensable et irremplaçable et est persuadé que la personne en face de lui est incapable de se prendre en charge par elle-même.

C’est plutôt pour se libérer de l’inconfort ressenti face à la détresse d’autrui que le sauveteur passe à l’action. De fait, il est manipulé par l’autre qui se place en victime et désigne souvent autrui, un tiers, comme persécuteur et responsable de ce qui lui arrive. Malheureusement, le sauveteur ne se rend pas compte de cette manipulation. Il rentre dans ce jeu pervers, s’irrite parce que la victime ne fait pas ce qu’il attend et de sauveteur devient un persécuteur qui reproche à celui qu’il est sensé aider de ne pas lui donner ce qu’il attendait de lui.
Loin de s'améliorer, la personne que le sauveteur voulait aider, libre de toutes responsabilités, et totalement inscrite dans un scénario dans lequel c’est autrui qui est désigné comme responsable, poursuit ses comportements destructeurs et a tout le loisir d'en faire le reproche au sauveteur.  Si ce dernier est convaincu de sa mission, il poursuit toujours plus ses efforts, en laissant de côté ses besoins et désirs.  A ce moment, le sauveteur peut finir par s'épuiser et abandonner.  Il se sent alors exploité, vidé et devient lui-même victime de celui qu’il voulait aider devenu persécuteur.
En harcelant, contrôlant et persécutant l'autre, en le rendant responsable de ses propres échecs,  le sauveteur finit tôt ou tard en victime.  Les sentiments à cette étape sont extrêmement douloureux et vont de la perte d'estime à une sensation profonde d'inadéquation.  Malheureusement, le cycle continue de se répéter tant et aussi longtemps que le sauveteur ne se rend pas compte de sa dynamique.  Chacun des protagonistes parcourt alors le triangle occupant tour à tour chacun des trois rôles de sauveteur, de victime et de persécuteur.
C’était ce rôle que je ne voulais surtout pas jouer. Compte-tenu de la nature de notre relation, du côté incongru de notre rencontre, je voulais bien bouleverser les règles ou plutôt les adapter mais certainement pas être manipulé par une sorte de grand enfant qui m’aurait traité en parent faible. J’avais fait part de tout cela à Philippe l’alcoolique. J’avais posé des limites afin qu’il sache bien que ma gentillesse ne serait pas de la faiblesse et que si j’étais quelqu’un d’adaptable, je ne serais pas pour autant manipulable.

Je crois qu’il avait apprécié mon discours simplement parce que cela lui plaisait que j’aie pu voir clair dans son jeu. Il était sans doute anxieux à l’idée de changer mais rassuré par le fait que je sache à quoi m’attendre. Je crois qu’il avait épuisé trop de bonnes âmes à force d’engagements jamais tenus, de promesses non tenues, pour encore avoir envie d’être en face de quelqu’un qui serait un énième sauveteur. C’était du moins ce que je ressentais si tant est que mon empathie ait pu déceler absolument toutes les intentions du grand manipulateur qu’il était.

La première fois que j’étais venu chez lui, j’avais pris conscience réellement de celui qu’il était en me félicitant de ne pas m’être trompé. Mes intuitions étaient confirmées. Il vivait  effectivement dans une sorte de petit castel à la mode de la fin du XIXème siècle, tels qu’en bâtissaient les industriels fiers d’annoncer leurs réussites. L’entrée dallée de noir et blanc s’ornait d’un magnifique escalier desservant les étages, tandis que de droite et gauche s’ouvraient une double porte desservant une succession de salons et petits salons. Chacune de ces pièces étaient encombrée de ce qu’un adolescent nanti de gros moyens aurait pu s’offrir.

Sur la droite, le premier salon était encombré de rayons surchargés de bandes dessinées tandis que celui situé en enfilade avait été converti en salon de musique au milieu duquel trônait un grand piano à queue entouré de guitares. Sur la gauche, ce qui aurait du être une salle à manger d’apparat, voyait la table centrale couverte de modèles réduits en cours de construction tandis qu’un petit salon contigu accueillait un téléviseur gigantesque flanqué d’enceintes, le tout entouré d’un mur rempli de CD et DVD.

Même si au premier regard, l’endroit était amusant, le psy qui sommeillait en moi s’était immédiatement dit que la bataille n’était pas gagnée. Ma mission allait être de mettre un peu de plomb dans la tête à un grand adolescent de cinquante ans et ce ne serait pas facile. Je sentais que s’il était plein de bonne volonté, il ne lui serait pas facile de changer tout cela. Parce qu’une bonne thérapie doit amener des prises de conscience, et qu’entouré de tous ces objets transitionnels comme il l’était, j’étais à peu près persuadé qu’une fois parti, il replongerait avec délices dans son monde adolescent dans lequel rien n’est jamais vraiment grave et où toutes les responsabilités sont assumées par d’autres.

11 février, 2013

Une histoire de Philippes - 4

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Le pire, c’est que la demande de divorce émanait de lui ! Et là, c’était une faute terrible que jamais son ombrageuse épouse n’aurait pu pardonner.  Elle l’avait sans doute dominé durant toutes ces années et le fait que le premier obus vienne de lui avait du la rendre folle de rage. Conseillé par un avocat plus soucieux de percevoir ses honoraires rapidement que de conseiller intelligemment son client, il avait déclenché les hostilités là où il aurait juste fallu attendre afin de prendre une décision murement réfléchie et non pas sous le coup de son orgueil mâle blessé. Et du côté de sa femme, l’orgueil était au moins aussi grand et l’idée de se voir répudiée avait faire germer en elle des envies de vengeances. Elle avait pris une avocate, sans doute la pire qui soit, qui loin de chercher un accord, s’était ingénié à faire la guerre plutôt que de trouver une issue favorable.

Le désamour qu’on aurait peut-être pu endiguer si les deux parties avaient consenti à se parler sincèrement s’était mué en une guerre terrible par avocats interposés à coups de requêtes ! L’irréparable avait eu lieu et moi je tombais au milieu de ce désastre. Du couple, je savais qu’il n’y aurait plus rien à sauver. Les choses étaient allées bien trop loin et il aurait fallu que j’aie à faire à deux saints pour qu’ils se réconcilient. L’un et l’autre se sentant trompés dans leurs attentes, c’était des années de frustration réciproque qu’ils se jetaient à la gueule. C’était toutes leurs belles années déçues, celles qui ne reviendraient jamais et qui leur restaient en travers de la gorge qu’ils avaient décidé de se faire payer !

On en était resté là et j’avais écoute. Puis quelques jours après tandis que je le recroisais, il m’avait invité à m’asseoir et un peu plus saoul que d’habitude il m’avait demandé « tiens toi qui es si malin dis moi ce que me reproche ma femme ? Tu le fais toi pourquoi elle m’en veut autant ? ». Et comme je savais que c’était le défi qu’il me jetait pour savoir s’il s’en remettrait à moi pour l’aider, j’avais su que j’avais intérêt à trouver la bonne réponse. J’avais fait tourner mes neurones à toute vitesse et sur de ma réponse, je lui avais dit « tu l’as déçue, ce qu’elle te reproche c’est d’être décevant et pire encore tu as déçu ses espérances ».

Et un peu troublé, il m’avait demandé si il était si décevant que cela. Et moi sans me dégonfler parce que je lui devais la vérité je lui avais dit qu’effectivement il était sans doute très décevant. Il m’avait regardé curieusement en me demandant pourquoi je disais cela ou plutôt pourquoi j’étais aussi direct parce que les psys sont sans doute sensés être gentils avec leurs patients et leur dire des choses aimables et lénifiantes ou bien se taire. Je lui avais alors expliqué mon point de vue. En résumé ce que j’avais exprimé c’était ma théorie selon laquelle son épouse avait été libre d’exiger de lui ce qu’elle voulait mais qu’il aurait été en droit de résister et que s’il avait été plus courageux, il lui aurait simplement dit « écoute ma chérie, ce que tu attends de moi, ce n’est pas moi. Moi je suis comme cela et non tel que tu l’imagines ». Voilà, ça aurait été carré et cela aurait même pu plaire à son épouse.

Au lieu de cela, voulant comme le dit l’adage populaire dit le beurre et l’argent du beurre, il avait préféré jouer sur deux tableaux en obéissant en surface aux attentes de son épouse pour conserver cette jolie femme, tout en se disant au fond de lui qu’il penserait ce qu’il voulait. La célèbre formule de Churchill cadrait parfaitement avec la manière dont il avait agi : il avait préféré une sorte de déshonneur plutôt que la guerre et en définitive, il avait eu le déshonneur et la guerre.

 Alors, certes il avait gagné de l’argent mais dans l’intimité, il était resté celui qu’il était, un brillant dilettante. Et plutôt que de remettre fermement mais gentiment son épouse à sa place, il s’était ingénié à saboter ses entreprises. Ainsi lorsqu’elle organisait un diner de notables, il s’était sans cesse amusé à torpiller ces réunions, se permettant tout et n’importe quoi, comme de s’habiller comme l’as de pique, afin de clamer à ces gens « vous pensez que je suis comme vous parce que je gagne autant de fric que vous, mais au fond de moi je suis différent et je vous emmerde ». C’était une attitude totalement immature, un comportement que l’on nomme passif-agressif.

L’attitude passive-agressive désigne un comportement passif fait d’obstructionnisme, de résistance ou d’évitement. Cette attitude se manifeste soit sous forme de ressentiment, d’entêtement, de procrastination, d’acrimonie, d’échec répété à accomplir une tâche. Il s’agit essentiellement d’un mécanisme de défense qui, le plus souvent n’est que partiellement conscient. La personnalité passive-agressive exprime sa colère et son mécontentement de manière subtile, par des insinuations ou des comportements non-verbaux. Il s’agira par exemple de paresse, de refus de prendre ses responsabilités, de se plaindre, de manipuler, d’extérioriser ses sentiments de manière non-verbale par des attitudes sans équivoques tout en niant l’interprétation qu’en fait autrui.

Le fait même de boire à outrance relevait sans doute de ce comportement passif-agressif. Car plutôt que d’affronter ses peurs, Philippe préférait se détruire avec une sorte de jubilation destinée à envoyer le message à son épouse selon lequel elle était totalement responsable de son état. « Voilà ce que tu as fait de moi », tel était sans doute le message qu’il adressait depuis des années à cette épouse qui le dominait. C’était puéril, immature, stupide, cela ne réglait rien et pourtant c’était un comportement humain et courant.

Il m’avait écouté patiemment avant de me demander ce que je pensais de tout cela. Je lui avais alors exprimé qu’il était décevant parce qu’il se comportait sans cesse en adolescent immature, comme ces adolescents qui ne disent rien quand on leur fait des reproches mais dont le regard indique clairement qu’ils nous « emmerdent » quoiqu’on puisse dire. J’avais rajouté que son épouse était ce qu’elle était, qu’elle était peut-être même vénale mais qu’il n’aurait eu qu’à lui dire une bonne fois pour toute « non » et rien de plus ! Voilà, un peu ce que s’était pris dans la figure ce pauvre Philippe : une bonne droite dans les gencives.

En lui expliquant ainsi mon point de vue, sans détours, je savais que je pouvais lui dire ce jour là. Parce qu’il y a un temps pour écouter les gens et un autre pour intervenir. Ma profession ce n’est pas entendre sans cesse les gens chouiner, c’est aussi les mettre face à leur responsabilité, gentiment mais fermement. Il y a toujours le bon moment pour dire ce genre de choses, pour passer de l’écoute compassionnelle à la paire de claques thérapeutiques quand elle est nécessaire. Pour ma part, je ne me suis jamais imaginé dans un rôle purement passif. Je n’ai pas envie d’être le bureau des pleurs.

09 février, 2013

Une histoire de Philippes - 3

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Philémon, le héros de cette bande dessinée, est une sorte d’adolescent monté en graine, doté d’un caractère doux et rêveur qui par maladresse ou gentillesse, se retrouvé mêlé à des aventures inattendues et totalement oniriques. Philémon, je l’ai lu étant petit et je n’aimais pas trop parce que justement c’était un peu trop délirant pour mes capacités de capricornes plus axées sur le réel et la pensée que sur le rêve. Mais je savais que si j’avais été un scorpion  comme Philippe l’alcoolique, j’aurais adoré Philémon. Voilà une manière bien curieuse d’expliquer pourquoi je m’entendais bien avec lui. Avec ma grille de lecture et de compréhension toute particulière, je savais que nos différences n’étaient pas aussi importantes qu’il y paraissait. J’étais la terre structurée et il était l’eau mouvante : lui et moi pouvions nous entendre et nous nous entendions bien. Nous étions complémentaires.

La seule chose que je m’abstenais de faire était de le suivre quand il partait trop loin au gré de son imprégnation alcoolique. Je ne disais rien mais je rompais gentiment le contact. Le mot d’ordre était « ok pour discuter de tout ce que tu veux mais pas pour te suivre dans tes conneries ».

Pharmacien de son état et passionné par l’hématologie, il aurait été  un parfait chercheur, ou encore guitariste parce qu’il en jouait fort bien. Bref ce type aurait pu avoir du succès dans tout ce qu’il aurait entrepris qui ait été proche de lui, qui lui ait permis de vivre dans un monde un peu éthéré. Mais pour une raison que j’ignorais encore, on lui avait enjoint de se focaliser sur l’argent et il avait joué le jeu en gérant un énorme laboratoire jusqu’à ce qu’il craque. Rien de bien nouveau sous le soleil qu’un énième pauvre type aux ambitions déçues s’étant ingénié à donner aux autres ce qu’ils attendaient en niant sa spécificité.

C’est un peu comme le test des formes, si vous voulez faire entrer le cube dans la forme cylindrique, vous y parviendrez en tapant dessus à coups de marteau mais vous aurez un cube tout cassé à la fin. Il était allé au-delà de ses limites tout simplement. Ayant déçu les autres parce que malgré sa bonne volonté il n’avait pu suffisamment changer pour devenir exactement celui qu’ils attendaient, s’étant déçu pour ne pas avoir suivi la voie qu’il savait être la sienne, ce pauvre type se retrouvait échoué à un pue plu de cinquante balais avec une vie saccagée pleine de rêves inaboutis.

Et puis voilà, au fur et à mesure, c’était devenu une sorte de « bon pote de bistro », un type que l’on croise régulièrement et avec qui on a suffisamment d’affinités pour avoir le sourire dès qu’on l’aperçoit au comptoir, quoique j’aie toujours préféré les tables aux comptoirs. Jamais je n’ai joué au psy avec lui. Je l’écoutais mais je crois que je faisais plus en partageant réellement avec lui. Certes en tâche de fond, parce que c’est mon boulot mais aussi la manière dont je fonctionne, j’enregistrais des tas de détails que je classais en bon petit clinicien. Mais le fait est qu’on s’entendait bien. Il avait des côtés professeur Nimbus qui n’étaient pas sans me rappeler les miens et j’étais en pays de connaissance. La similarité, je me permets de le redire, c’est important, c’est la base du lien autant que l’utilité.

Jusque là, il ne m’avait pas vraiment parlé de ses problèmes. Il était toujours au bord de l’ivresse mais ne ne me racontait jamais rien d‘intime. Et puis, je me souviens qu’un jour de juillet, il n’allait vraiment pas bien. C’est Philippe le cafetier qui me l’avait dit et il lui avait conseillé de me parler franchement de ses tourments en lui disant que je pourrais peut-être l’aider. Philippe l’alcoolique m’avait alors convié à sa table, il était imbibé comme jamais mais comme tout grand alcoolique, il n’était pas ivre pour autant et restait capable de me parler. Sans doute que ce jour là, pour se prémunir de la souffrance, il avait bu de manière à avoir la tête matelassée, anesthésiée, un peu pour se retrouver dans ce même état dont se plaignent amèrement les schizophrènes après avoir pris leurs neuroleptiques et lorsqu’ils expliquent qu’ils ont l’impression d’avoir une couverture humide dans la tête.

Et son problème majeur à lui, c’était sa femme qui était partie après plus de vingt ans de mariage en lui demandant un paquet d’argent pour solde de tout compte. Parce que sans donner dans le sexisme, si l’on a pu remarquer que les mecs se barrent généralement en abandonnant tout, les bonnes femmes en ménagère accomplie pour facturent en cas de divorce les années passées auprès de vous, jusqu’à la moindre étreinte ! De fait, ce jour là il avait reçu un courrier de l’avocat de son épouse dans lequel était inscrit noir sur blanc le montant que sa future ex-épouse estimait être en droit d’exiger pour l’avoir supporté tout ce temps et lui avoir fait trois enfants.

Alors il m’avait parlé de ce qui le tourmentait vraiment. Ce n’était pas son avenir, ni son boulot, de tout cela il s’en moquait totalement. Et bien que je n’aie jamais demandé quoi que ce soit concernant sa situation, j’avais cru deviner qu’il était totalement à l’abri du besoin et qu’il pourrait passer le restant de sa vie à glandouiller sans recourir aux services de Restaus du cœur. Non, son drame à ce grand sensible c’était l’amour. Tout bêtement l’amour. C’est amusant parce que mis sur le marché des célibataires, pourvu qu’on lui ait coupé les cheveux, égalisé sa moustache, qu’on l’ait fait prendre un bon bain et revêtu de vêtements propres, ce type aurait pu encore rencontrer l’âme sœur.

Mais son âme sœur, c’était juste sa femme, celle qui lui réclamait aujourd’hui ce gros paquet d’argent, et pas une autre. Le fric à la limite je crois qu’il s’en foutait, ce qu’il aurait voulu c’était qu’elle revienne. Qu’ils puissent se parler et revivre ensemble. Je crois que ce jour là, ce courrier d’avocat l’avait anéanti. Recevoir cette facture l’avait annihilé parce que cela mettait en évidence que ce que lui pensait ne pas avoir de prix, l’amour, en avait un pour elle. C’était la fin de tous ses espoirs.

Alors il m’avait parlé d’elle, des espoirs qu’elle avait mis en lui en lui faisant monter de gros labo d’analyses médicales, en lui faisant recevoir le gratin local à des diners. Il m’en parlait en la décrivant comme une jolie femme ambitieuse qui l’avait contraint à gagner du fric pour lui payer ce qu’elle voulait tout en laissant clairement entendre en filigranes qu’il l’aimait encore ou du moins qu’il l’avait passionnément aimée. C’était cette ambivalence qui était intéressante. Pour ma part, j’avais écouté, me gardant bien de tout jugement, sachant que dans un couple c’est toujours du cinquante / cinquante. Après tout, elle avait sans doute distingué en lui cette vive intelligence et cette grande sensibilité que je voyais moi aussi. Mais peut-être dotée d’un plus grand sens des réalités que lui, elle s’était sans doute ingéniée à ce qu’il en fasse quelque chose de tangible plutôt que de l’inscrire dans des carrières plus erratiques comme la recherche ou la musique. Les femmes ont souvent bien plus de sens pratiques que nous n’en avons !