01 juin, 2012

Tour d'ivoire et incanartion !




Voici quelques temps, c'est un père inquiet qui se présente à mon cabinet pour me parler de son fils qui l'inquiète terriblement. Il est tombé voici quelques temps sur l'un de mes articles concernant le prétendu syndrome de Peter Pan et s'est longuement demandé si il devait ou non venir me voir. Ma prose ne l'a pas choqué mais lorsqu'il a fait lire le texte à son épouse, elle n'a pas été de son avis. Et puis, faute de meilleure solution envisageable, il s'est décidé à venir me voir pour me parler de ses soucis.

Son fils, diplômé d'une grande école ne fait pas grand chose de sa vie, du moins dans le sens où l'entendent les gens intégrés, et ses parents sont très inquiets. Il occupait un emploi faiblement qualifié, du moins très largement en-deçà de ses capacités, qu'il a récemment perdu. Depuis, il sort peu et ne semble pas pressé de retrouver une activité. Ni le père ni la mère ne sont capables de l'aider. Ils le sentent un peu "à l'ouest" et tandis que madame reste accrochée à son idée de syndrome de Peter Pan, monsieur se perd en conjectures en estimant que la solution pourrait être plus complexe.

Le fils a déjà vu des confrères depuis des années mais aucun ne l'a véritablement aidé. N'ayant pas vu le gaillard, je me contente de poser des questions au père pour tenter de circonscrire ce dont pourrait souffrir le fils. Alors j'envisage le "pire" comme la schizophrénie ou les troubles bipolaires qui expliqueraient tout pour finalement les écarter. S'il suffisait d'être un peu "hors normes" ou "légèrement barré" pour s'inscrire dans ces pathologies, il faudrait psychiatriser une bonne fraction de l'humanité. Et puis, des psychiatres sont déjà passés avant moi et n'auraient sans doute pas manqué de le diagnostiquer. Le père est rassuré et je continue à poser des questions plus ciblées. J'apprends ainsi que c'est un excellent musicien.


Au bout d'une vingtaine de minutes, j'explique au père que son fil m'a tout l'air d'être une sorte de petit génie, un surdoué assez classique, un haut potentiel comme on dirait aujourd'hui. Je poursuis en expliquant que cela s'accompagne souvent d'une grande sensibilité difficile à assumer et à canaliser. Je l'imagine juste "paumé" et incapable d'assumer cette dualité entre sa rigueur scientifique et cette grande sensibilité comme s'il devait à tout prix choisir entre l'une et l'autre sans jamais trouver le moyen de les vivre ensemble. J'imagine que le tout s'accompagne d'une sorte d'immaturité psycho-affective assorti d'un orgueil un peu enfantin consistant à se dire que puisque le monde ne peut pas l'accepter tel qu'il se ressent, il refusera le monde tel qu'il est.


Je suis persuadé de ce que j'avance et j'attends du père qu'il tente maintenant de m'amener son fils. Je lui explique que le "cas" ne me semble pas impossible à traiter, loin de là, mais que je n'aurais qu'une chance de "l'accrocher" pas deux. Qu'au cours de notre première consultation, soit j'obtiens une bonne alliance thérapeutique soit ce sera raté et il ne viendra plus me voir. Soit je suis l'homme de la situation et il le sentira, soit je rate mon coup et il me rejettera comme étant celui qui n'a encore une fois rien compris comme tous les autres psys qu'il méprise et restera muré dans sa solitude.


Trois semaines après, je reçois enfin le fils, amené un peu contre sa volonté par le père. C'est pour moi le cas le plus compliqué dans la mesure où je perçois qu'il est là pour faire plaisir à papa et non de sa propre initiative. Il me serre la main mollement je sens déjà son attitude de défi qui consiste à communiquer sans le dire ouvertement : "alors c'est toi le mec qui prétend tout comprendre de moi alors que je suis si complexe que je n'y parviens moi-même qu'à grand-peine". Comme j'en ai vu d'autres, je laisse faire et la situation m'amuse plutôt. C'est pour moi aussi une sorte de défi que je suis prêt à relever. Et puis j'ai tant ouvert ma gueule sur ce blog que je dois me montrer à la hauteur des espérances que le père a placé en moi. 


Il s'assied et je prépare deux cafés, l'air de rien. Je reviens et il me raconte un peu sa vie de manière très brève parce que comme il me le dit, il en a marre de toujours répéter les mêmes choses à des gens qui ne comprennent rien. Je le rassure immédiatement en lui assurant que je suis le mec capable de tout comprendre et que je comprends même si bien que sans l'avoir vu, je l'avais déjà profilé et rangé bien au chaud dans une petite boîte dans mon cerveau et que je sais qu'au cours de notre entrevue, je n'apprendrai rien que je ne sache déjà si ce n'est des détails. 

Cela le désarçonne un peu et il me demande comment j'aurais pu faire sans l'avoir vu ni entendu. Je lui explique que ça ce sont mes petits secrets mais qu'en substance, les gens sont désespérément prévisibles. Il ne s'agit pas pour moi d'être méchant et encore moins d'entrer en rivalité mais simplement de lui démontrer qu'il existe, pour lui qui pensait tout maîtriser, des zones d'incertitudes de manière à le déstabiliser gentiment. Le fait qu'il connaisse ma profession n'entraîne pas le fait qu'il connaisse tout de moi.

Il continue à me parler de lui même si tout dans son attitude pue le défi, le repli sur soi, et démontre l'absolu manque de confiance qu'il a en moi. Manque de pot, j'ai suffisamment confiance en moi pour ne pas tomber dans son piège grossier. Il voudrait me lasser, me donner à penser qu'il est hérissé de défenses, entouré d'une muraille infranchissable mais moi je m'en moque, je tourne autour afin de débusquer une faille, une poterne mal refermée, une fissure dans les pierres ou quoique que ce soit qui me permettra de rentrer.

Ce sera finalement la musique. Il est passionné de musique et joue très bien d'un instrument. Il m'en parle donc mais avec cette distance un peu méprisante qu'il affecte comme s'il tentait de bien me montrer que je ne suis qu'un crétin avec qui il ne perdra pas son temps à tenter de lier le moindre lien. Je me laisse faire, je le fais parler en ayant l'air de l'élève qui écouterait un cours donné par un génie. Il connaît bien son affaire mais en fait évidemment des tonnes et des tonnes comme s'il ne trouvait pas les mots pour communiquer avec un abruti tel que moi.

Comme j'ai étudié l'harmonie en mon jeune temps et que j'ai quelques restes, je le contredis sur un point de détail en lui parlant des modes. Là où il me vante quelque chose d'exceptionnel dans une pièce, je lui réponds que je ne vois que du
phrygien espagnol bien exécuté. Ma réflexion le désarçonne parce que cela insinue le doute en lui. il sent qu'il n'est pas forcément le plus fort ou du moins que le combat sera plus compliqué qu'il ne l'a imaginé. Et puis, lui qui fonctionnait avec un stéréotype bien arrêté du psy, il ne sait sans doute plus dans quelle catégorie me ranger. Je n'ai pas psychologisé une fois, bien au contraire, et j'ai parlé de musique avec lui. J'ai doucement pris Narcisse par la nuque pour l'empêcher de mirer son reflet et le forcer à s'intéresser à un autre que lui-même.

Il s'humanise alors un peu tout en gardant tout de même une certaine distance pour ne pas écorner son orgueil. Il préférerait sans doute crever plutôt que d'admettre que je puisse avoir quelques qualités. Il est venu en se disant que je serais le énième à ne rien comprendre à ce qu'il est et il tient à avoir raison. Je le laisse faire pour ne pas le braquer. Je lui reconnais toutefois une intelligence réelle et une sensibilité hors du commun. Toutefois, le tout forme un ensemble brouillon, mal défini, sans contours réels, imprécis, cahotant comme un moteur qui n'aurait pas tourné depuis longtemps.

La séance prend fin et je lui confie alors ce que je pense de lui et ce que l'on pourrait entreprendre. Il m'écoute froidement. Je lui demande alors ce qu'il a pensé de notre entrevue. Du bout des lèvres, il admet que je connais assez bien la musique et que le contact a été correct. Et il poursuit ainsi en jugeant ma prestation. On croirait un professeur en train de noter un élève gentil mais laborieux à qui il va mettre un onze sur vingt pour l'encourager à poursuivre ses efforts : un point de plus que la moyenne !

Je lui demande s'il souhaite que l'on se revoie. Il ne sait pas. Alors, je lui assène un petit coup sur la tête en lui disant que je le comprends parce que pour le moment je crois qu'il n'a pas le niveau pour entreprendre une thérapie avec moi, qu'il serait trop dans la confrontation et que chaque séance serait pour lui une épreuve terrible pour son orgueil parce qu'il perdrait sont temps semaine après semaine à engager un combat dont je ne veux pas.

Je poursuis en lui disant en substance de réfléchir et que s'il accepte de descendre de son piédestal, du moins de quelques marches, de sortir de son splendide isolement et de quitter sa tour d'ivoire, je pense que nous ferons du bon travail. Je lui explique encore qu'il va falloir qu'il s'incarne, qu'il accepte d'admettre qu'il n'est ni le géant de ses rêves ni le nain de ses cauchemars, qu'il va sans doute devoir se confronter au réel. Et je poursuis en lui expliquant que tant qu'il n'aura pas réalisé cela, qu'il n'aura pas fait, ne serait-ce qu'une minuscule prise de conscience, il me verra uniquement comme son ennemi chargé de le jeter hors de son paradis enfantin. Enfin, je conclus en lui expliquant que tant qu'il restera muré dans son orgueil de
narcisse anxieux, l'alliance thérapeutique sera impossible et qu'il perdrait son temps et son argent. Je me lève alors, il me règle mes honoraires et je lui serre la main.

Trois semaines après, il me rappelle pour me demander un rendez-vous que j'accepte de lui donner. Si je sais que la partie n'est pas encore gagnée, elle s'engage mieux. Effectivement, malgré une froideur parfois un peu exagérée, je sens que le courant passe un peu. Il s'ouvre peu à peu et de mon côté je prends bien soin de réduire la voilure pour rester un peu neutre. 



On se revoit encore trois fois puis il décide de ne pas revenir en m'expliquant qu'il me rappellera dans un mois. Je ne sais pas si j'ai définitivement perdu le contact ou s'il reviendra vraiment. Durant nos séances, je l'ai parfois vu sourire et plaisanter. Je l'ai aussi vu prendre du recul vis à vis de lui même et parfois se considérer avec humour. J'ose imaginer qu'un lien, aussi ténu soit-il s'est établi entre nous. A vrai dire, je n'en sais rien. J'attends là, à la lisière de la forêt sans faire de bruit au cas où il déciderait de se montrer de nouveau.

J'ai l'impression de me tenir quelque part, la main tendue tenant une friandise en tentant d'apprivoiser un animal sauvage. Parfois avant la thérapie proprement dite, commence la phase de domestication. Parfois la thérapie ne consiste qu'en cette domestication qui une fois effectuée, permettra à la personne de se sentir heureuse au milieu des autres.