Où l'on reconnait enfin mon talent !
Dire que ce patient était une purge serait injuste. En parler vulgairement comme d'un casse-couilles serait aussi exagéré. Ce n'était qu'un cocaïnomane invétéré avec tous les troubles du comportement induits par cette substance : débit de paroles accéléré, fuites des idées, impossibilité de tenir en place ou de se concentrer plus de dix secondes d'affilée. Et encore, la cocaïne a bon dos dans la mesure où une partie de ces comportements devaient préexister avant qu'il ne se mette à prendre. Il y a des gens comme ça ! Autant je suis un calme, une sorte de moule sur son rocher, autant d'autres individus sont évidemment différents de moi, lui s'étant révélé très très différent de moi.
Le type s'est révélé très intelligent, intuitif, rapide à percevoir les situations et plutôt joueur avec un côté sale gosse qui l'amenait à provoquer, à mettre en doute à la manière du petit con qui s'acharne à saboter votre pouvoir et à s'en prendre à votre statut. D'abord en chamboulant les usages pour tenter de se rendre maitre de la situation dans le genre "c'est moi qui paye alors je décide" puis en s'ingéniant à foutre en l'air tous les progrès que l'on aurait pu obtenir parce qu'il ne se serait pas agi d'admettre qu'un psy, un pauvre connard de psy, puisse avoir raison. A coté de cela, j'admets que ce patient était attachant, avec un bon fond et vraiment amusant.
Comme j'étais un peu le énième psy qu'il voyant et que je voulais mériter mon surnom de psy de la dernière chance, je me suis accroché. Non que je sois offensif parce que j'ai horreur de ça mais plutôt très bon en défense, dans le genre donjon imprenable. On peut taper, me faire chier, tenter de me faire tourner en bourrique, je tiens bon. On ne peut pas dire que je sois doté des derniers raffinements technologiques mais j'aurais pu être un bel exemple d’architecture militaire philippienne : dans le genre massif et constitué de grosses pierres bien maçonnées ! Autant vous dire qu'il pouvait taper encore et encore, même pas mal !
Il me retenait toujours deux heures pour déjeuner parce qu'il avait décrété que le cabinet n'était pas le lieu propice pour parler. J'aurais pu refuser mais je le sentais venir alors qu'à cela ne tienne, on a déjeuné avec des menus à base de langouste et de premiers grands crus classés. Il avait du blé et voulait jouer les malins et moi j'aime bien bouffer alors pourquoi m'en plaindre ? Bien sur sur les deux heures, quand on parvenait à parler de lui un quart d'heure, c'était le maximum. Mais au moins il venait. Bon, au début il m'a planté mais je m'en foutais puisque, comme je lui disais : "moi je suis payé même s'il ne vient pas et je ne me drogue pas".
Comme il a vu qu'il ne parvenait pas à m'énerver finalement il est venu aux rendez vous. J'ai toujours passé d'excellents moments parce que même si ce n'est pas le patient classique, j'avoue qu'on a bien rigolé. Et puis ce qui m'amusait, c'était aussi de marquer des points sans qu'il le sache. De temps en temps, on parlait de la cocaïne et je restais évasif de manière à lui montrer que quand il voudrait arrêter, il arrêterait que c'était un peu comme la clope pour moi. Et perfidement, tirant une flèche assassine d'une des meurtrières de mon donjon, je lui expliquais qu'alors que cent pour cent des fumeurs de chopais pas un cancer du poumon, en revanche, cent pour cent des gros cocaïnomanes comme lui finissaient par claquer d'une crise cardiaque.
L'idée de mourir à quarante ans d'une crise cardiaque ne l'enchantait guère même si je lui rappelais que c'était arrivé à Joe Dassin et que les gens l'appréciaient encore trente ans après sa mort. Il me répondait qu'il n'avait pas envie du destin de Joe Dassin. Alors perfidement, je rajoutais que son fils était très mignon et que je l'imaginais bien comme John-John Kennedy en train de saluer devant le cercueil de son papa. Là il tirait un peu la tronche mais perfidement encore, avec une sorte de délectation macabre, je lui sortais la célèbre photo du gamin sur mon iphone pour lui montrer en lui disant "tu avoueras que c'est touchant et très classe autant de dignité chez un gosse".
Là je sentais que j'avais gagné des points. Mais bon, si j'avais fissuré ses défenses, le gaillard tenait encore debout et n'était pas prêt à se rendre. Qu'à cela ne tienne, né sous le signe du temps je suis patient. Vint un moment où il me proposa de recevoir son épouse afin de la rassurer. C'était marrant dans la mesure ou j'avais l'impression de rencontrer sa mère qu'il faudrait rassurer. Mais, pourquoi pas si cela pouvait me permettre de gagner du temps pour le traiter. Un divorce à ce moment là n'aurait pas été génial pour mes affaires car il aurait trouvé un prétexte pour prendre encore plus de cocaïne !
J'ai donc reçu madame qui est restée très froide et m'a demandé si déjeuner avec son mari, le tutoyer, etc., était bien conventionnel et si je pensais obtenir des résultats en copinant ainsi outrageusement avec lui ? J'ai juste répondu que n'étant pas psychanalyste, je me tapais du transfert et contre-transfert et que le tutoiement n'était pas un obstacle dans certains cas et ce d'autant plus que son mari et moi n'avions que quelques années de différence. Et puis j'ai rajouté que de toute manière si j'adoptais la même attitude que les confrères qui m'avaient précédé avec le résultat que l'on connait, ce ne serait pas bien malin. Et puis j'ai expliqué que j'avais bon espoir parce que je visais toujours les cent pour cent de réussite. Elle n'a pas semblé convaincue mais bon, elle avait vu ma tronche et me dire un peu tout le mal qu'elle pensait de moi. C'est bien de vider son sac.
Donc, le patient et moi nous sommes revus semaine après semaine avec quelques intervalles durant lesquels pour x ou y raison il ne venait pas. J'ai trouvé quelqu'un pour l'emmener aux NA. J'attendais pas mal de ces réunions dans la mesure où confronté à des gens ayant eu le même problème, il n'aurait plus pu jouer le beau et se retrancher derrière des excuses foireuses pour se droguer. Après être avoir foiré tous les rendez-vous, il est allé à une réunion puis je crois, mais je n'ai jamais demandé pour lui laisser du champ et respecter sa fierté, à d'autres réunions. Alors ça a du jouer et puis aussi le temps qui fait son oeuvre et bien sur le fait qu'à la longue on se lasse de tout même des meilleures choses et que si la cocaïne c'est rigolo, à la longue ça pourrit la vie, ça lasse les gens et que l'étiquette toxico n'est pas si facile à vivre.
Bref, d'après lui, il a tout arrêté et je suis tenté de le croire. Bon, de temps à autre, il a replongé pour prendre un gramme ou deux mais le cœur n'y était plus, les effets non plus. Et puis moi, j'avais trouvé sa faille et je l'exploitais avec délice. Quand il me parlait de ça, je mimais le petit John-John devant le cercueil de son père, la main sur la tempe en lui disant "tu verras ça aura de la gueule tes obsèques !". Voilà, il a fini par arrêter.
Et puis voici peu, il m'a invité à son anniversaire où je me suis avec mon épouse rendu parce qu'on se connait bien et que l'on s'apprécie. Là, je l'ai trouvé toujours un peu égal à lui-même mais plus calme et manifestement clean. On a bien rigolé et à la fin de la soirée, je vois madame arriver vers moi. Son épouse est jolie mais ce n'est pas Soeur sourire ! En plus comme elle pense que je suis un gros con, elle n'a pas vraiment de raisons de sourire en me voyant. Lors d'une autre réception chez eux d'ailleurs, elle m'avait à peine salué et pris le bouquet que je lui tendais pour le poser sur la table sans même le regarder. J'avais alors dit que c'était sympa de ne pas me l'avoir jeté dans la gueule !
Mais là, elle semblait changée. Elle avait un peu picolé et titubait sur ses talons quand elle s'est approchée de moi. Elle m'a alors dit qu'elle profitait du fait qu'elle ait un peu bu pour me remercier et avouer qu'elle s'était trompée. Comme je ne saisissais pas vraiment, elle m'a expliqué que son mari avait cessé depuis trois moi la cocaïne et qu'elle était ravie, qu'elle le retrouvait et que donc elle s'excusait d'avoir douté et qu'elle me remerciait. Moi bon prince, je l'ai remerciée aussi de me remercier en lui disant que c'était touchant bref c'était la vraie séquence émotions dont rêvent les producteurs.
Et puis après elle m'a dit "pourvu qu'il tienne" et moi j'ai répondu qu'il tiendrait, que j'en étais persuadé. Et elle a rajouté qu'elle espérait que j'aie raison alors moi bien sur, parce qu'il fallait bien que j'ouvre ma grande gueule, parce que sous mes aspects humbles et calmes en fait je suis une super boule de concentré d'orgueil, j'ai répondu que j'avais toujours raison et qu'elle était bien placée pour le savoir !
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