15 septembre, 2013

Maman s'inquiète !

Albatros, cool dans l'air, tout naze par terre (dixit Baudelaire)

Perdu dans mes pérégrinations dans les lointaines terres australes, à défaut de naviguer entre les quarantièmes hurlant et les cinquantième rugissant, je vogue sur wikipedia de liens en liens au gré de ce que je lis. Et voici que je suis tombé sur lui ! Lui qui ? Ben Bernard Moitessier pardi ! Qui donc ?

Et voilà, on célèbre n'importe quel crétin qui fait du kyte-surf, le premier idiot venu qui surfe ou encore l'imbécile qui se fait larguer en hélico sur un sommet pour faire du freeride mais on n'a que faire de nos glorieux anciens. Tant que ce n'est pas accoutré de couleurs violentes comme dans un cirque et qu'il n'y a pas d'anglicisme, les jeunes se tapent de tout ! 

Qui se souvient que finalement, le kyte-surf fut peut être lancé par NKVD, navigatrice oubliée, qui déjà voulait démontrer qu'on pourrait rallier une terre même avec un voilier privé de mat ! Bref, on honore le premier crétin venu, pourvu qu'il ramène de belles images et soit sponsorisé et on oublie les vrais voyageurs. On s'en fout d'Henry de Monfreid, l'époque est à autre chose !

Et bien justement non et c'est aussi ce qui me passionne dans mon métier, non que je rencontre des Henry de Monfreid quotidiennement mais que ma pratique me permette souvent de voir des gens sortant de l'ordinaire et que cela soit très gratifiant de les aider à se réaliser. A ce stade de la lecture de mon article, si vous ne l'avez pas fait, lisez la biographie de Moitessier dont je vous parlais. Allez, afin d'être sympa et serviable, notamment avec les plus cossards, je vous mets le lien ici.

C'est bon vous avez lu ? Regardez la vie de ce mec, pas ses délires de la fin quand il se met en tête de vouloir coller des arbres fruitiers partout, mais le reste du début à la fin, ses histoires de navigations. Bref, c'est le prototype du fils de bonne famille qui de toute manière ne fera que ce qu'il veut, qui refusera les honneurs d'une carrière pour affronter son destin. Ca c'est mon truc en ce moment l'opposition carrière/destin et n'importe qui de moins fainéant que moi aurait déjà pondu un truc sur le sujet. Comme Cyrulnik et sa résilience, j'aurais mon concept rien qu'à moi que j'exploiterais jusqu'au trognon. 

Alors voici que le jeune Bernard Moitessier qui aurait pu faire des tas de trucs jusqu'à finir par toucher des jetons de présence dans plein de conseils d'administration, se dit que non, lui il préfère rafistoler une vieille jonque pour rallier finalement Singapour. On pourrait se dire que jeunesse étant passée, ce voyage restera un peu une sorte rite initiatique et qu'il rentrere dans le rang en achetant un beau costume et une malette pour avoir un vrai métier.

Mais que dalle, sa jonque ayant coulé, le voici qui recommence et sur un nouveau voilier, il tente de rallier l'Australie en tirant des bords. Bon que ceux qui ne savent pas ce que signifie tirer des bords s'en remettent à l'article de Wikipedia sur les allures marines parce qu'ici on parle de bateaux ! Et hop donc, voici notre petit Nanard mordu par la voile et la navigation. Et le mec est tellement chaud et couillu qu'il préfère ne pas finir un Golden Globe rien que pour se taper un second tour du monde en solitaire alors qu'il était premier de la course. Bref, Nanard est un mec qui en a, un mec qui est un peu trop typé pour se couler dans le monde de monsieur tout-le-monde.

Alors, certes même si je ne reçois pas que des héros, j'ai tout de même parfois des individus singuliers que la bête psychopathologie mal appliquée désignerait forcément comme étranges, un peu fous ou pas en accord avec leur époque. Ce sont souvent des gens trop intelligents pour sombrer dans l'erreur (ouvrir un label de disque à Londres) mais suffisamment lucides pour voir la vraie nouveauté là ou les autres ne verront jamais rien. Bref, tout les désignait comme étant lucides, carrés et structurés et voici qu'au lieu d'aller où on les attendait, ils vont là où peu d'autres oseraient s'aventurer comme guidés par un truc qu'eux seuls sauraient définir. 

On les croit momentanément atteint par quelques troubles parce qu'il est bien connu que du fou au génie la ligne est mince. Ils font ce qu'on attend d'eux pour apaiser tout le monde, parents, amis mais aussi eux-mêmes qui se trouveraient rassurés d'avoir à mener une vie plus simple. Mais non, l'appel ou la vocation ou appelez cela comme vous voudrez, est plus fort et voici qu'alors qu'on les imaginait enfin cadrés, ils rompent leurs amarres pour s'en aller vers d'autres cieux.

Comme je sais faire la différence entre un fou et quelqu'un qui ne l'est pas ou pas vraiment (bipolaire, schizophrène, etc.), je les comprends. Et là, le travail commence qui n'est pas facile vu que la psychologie n'étant faite que pour la moyenne des gens, ne parvient pas à circonscrire ceux-ci qui rêvent d'autres choses que de ce que la moyenne espère. Comme je leur explique avec des mots simples parce que je suis parfois limité, y'a des bateaux faits pour caboter et d'autres pour le grand large et vous, vous êtes taillés pour le voyage. Je rajoute que c'est en voulant une vie moyenne et rassurante, qu'ils seront malheureux puisque leur tirant d'eau trop important - composé d'un mix d'espoir, de lucidité et de rêve- les empêche à jamais de faire du cabotage près des côtes. Bref, j'emploie un beau langage imagé fait d'allégories maritimes pour leur faire comprendre que : "mon pote si tu ressens l'appel du large, jette ton sac à bord et largue les amarres".

Bref, moi qui n'ai aucune origine bretonne et qui ne connait de la voile que le 420 et un stage d'une semaine sur un ketch de treize pieds (ouaip je parle en pieds et en tonneaux moi), je plonge à mort dans la métphore marine pour expliquer à ces jeunes gens que moins ils tenteront de se normaliser, plus ils seront normaux. Bref la vie normale les blesse parce que la normalité n'est pas unique et qu'il faut penser en termes d'adaptation à son milieu plutôt qu'en termes statistiques qui désignerait simplement une norme absconse. Ils sont un peu comme l'albatros de Baudelaire, faits pour voler et non pour se reposer à terre "exilés sur le sol au milieu des huées, leur ailes de géants les empêche de marcher". Et hop encore une métaphore marine !

Bien sur, quand je parle de cela, je n'obère pas que quel que soit le destin qu'on imagine, on n'en est pas moins homme et qu'il faille aussi se soucier de l'intendance. Il faut donc conjuguer ce destin qui les pousse aux fesses avec la capacité de garder suffisamment de clairvoyance pour en même temps trouver l'amour et le blé pour faire bouillir la marmite.

Moi, j'aime bien ces profils hors normes. Ils ne me font pas peur, ils sont même récréatifs. Bien sur, dans ces là, on n'est pas en face d'une dépression classique qu'on traiterait comme on l'apprend dans les livres. Là, j'ai plus l'impression d'être un pilote qui prend le contrôle d'un gros navire sur la Penfeld (les bretons saisiront la fine allusion), pour l'emmener au large. Et encore une métaphore marine, je n'arrête décidément pas ! Après qu'ils sont au large, moi je ne peux plus rien pour eux, selon qu'ils soient adroits ou non, ils trouveront des terres luxuriantes ou se fracasseront sur les récifs. Encore une métaphore marine, c'est fou non ?

Là, où cela bloque, c'est que ces jeunes hommes (oui ce sont des hommes à 99%) ont aussi des mères qui comme toute mère aimante, se lamentent, s'arrachent les cheveux et se tordent les poignets à l'idée que leur petit, leur bébé, leur poussin puisse ainsi s'affranchir des limites bien douillet du nid pour se lancer à l'aventure ainsi au risque de se briser leurs pauvres petites ailes. 

Il ne s'agit pas de stigmatiser ces mères aimantes. D'ailleurs stigmatiser c'est très mal on le sait, on nous le rappelle sans cesse. Je comprends tout à fait les angoisses de ces mères qui ne voient pas forcément d'un bon oeil, leur fils étudiant en philosophie décider de s'engager dans les paras ou encore le brillant ingénieur décider que la recherche c'est pour les cons. Il y a là un changement de cap difficile à admettre quand on veut le meilleur pour son petit, c'est à dire une vie calme et sans risques.

Alors comme ces mères deviennent pour ces patients des objets d'angoisse dans la mesure ou mes patients tentent justement comme ils peuvent d'endiguer les angoisses de leurs mères. C'est donc assez naturellement qu'à la demande des patients, je reçois les mères anxieuses afin de les rassurer. J'ai dans ce cas l'impression d'être dans la peau du prof' principal qui doit rassurer la mère d'un élève bon en maths que son orientation en musique ou en dessin n'est pas le fruit d'une lubie mais bien l'assurance d'une vraie vocation. Généralement, la mère me quitte à demi rassurée en sentant que je prendrai soin du fiston, tout en disant que tout de même il a de drôle d'idée et qu'il aurait pu choisir une voie plus simple dans la vie. 

C'est en tombant par hasard sur la biographie de Bernard Moitessier que je me demandais ce que j'aurais pu dire à sa mère si d'aventure il avait été un de mes patients. Parce que sa vie a beau avoir été riche et bien remplie, je ne suis pas sur qu'on aurait parié un kopek sur son entreprise le jour de 1951 ou il appareilla sur le Snark, sa jonque pourrie pour rallier l'Australie sans rien connaitre à la navigation ou presque. Peut-être que j'aurais juste dit : "vous inquiétez pas madame, le petit Bernard est un peu foufou mais c'est un bon gamin sérieux et faut bien que jeunesse se passe et pis de toute manière, il veut pas travailler dans un bureau !"

Dans ces cas là de toute manière, il faut voir si le patient est structuré. S'il l'est, il n'y pas trop de craintes à avoir parce que le mec est calculé comme un avion de voltige pour se prendre +/-6G dans les ailes sans aller au tapis ! De toute manière, on ne peut rien contre la vocation !

Vous noterez que j'ai fini mon laïus sur une métaphore aéronautique parce qu'il n'y a pas que la marine dans la vie et que j'ai aussi pris des cours de pilotage même que cela m'a barbé parce que c'est inutile quand on vit à Paris.

Mais j'aurais vécu en Australie, je ne dis pas que je n'aurais pas fait le kéké dans un Cessna 150 !