27 mars, 2010

Incurie !


Suite à mon article précédent, certains lecteurs m'ont laissé des commentaires dans lesquels ils me parlaient de personnes peut-être atteintes du syndrome de Diogène. Comme point central de ce symptôme figure l'incurie.

L'incurie est un manque total de soin de soi et d'hygiène, accompagné d'une indifférence aux conséquences de ce comportement. L'incurie s'observe au cours de la psychose, des dépressions graves, des démences. Voilà ce qu'en dit un dictionnaire médical. Pris isolément, cela reste donc un symptôme mettant en évidence une pathologie plus ou moins grave.

Dans tous les cas, il faut distinguer l'incurie de la simple négligence ou de l'absence de soin. Vivre dans un appartement un peu cracra ou négliger son apparence n'a rien de pathologique : l'incurie va plus loin que cela. Ce qui frappe aussi dans l'incurie, c'est que la personne qui en souffre peut ne pas l'ignorer tout en ne modifiant pas son comportement. En même temps que l'incurie apparait, s'observe aussi un retrait important des liens sociaux. C'est donc un symptôme préoccupant qui peut augurer l'entrée dans une pathologie aussi grave que la psychose. D'autres fois, il s'agit d'un syndrome de Diogène dont on ne connait à peu près rien puisque les gens qui en sont atteints n'émettent que peu de plaintes et conservent un fonctionnement psychique correct.

Lorsque j'avais une toute petite vingtaine d'années, j'ai été en relation avec quelqu'un souffrant d'incurie. C'était mon professeur de piano avec qui je suivais des cours d'harmonie jazz. Âgé d'une année de plus que moi, je l'avais connu au sein d'une école où il enseignait. Admirablement doué, il se distinguait aussi par des relations conflictuelles. Tout dans sa personnalité signalait le jeune pianiste bourré de qualités mais terrorisé à l'idée de se lancer. Ainsi, la reconnaissance qu'il n'obtenait pas sur scène, il la cherchait de manière maladroite au sein de de la structure qui l'employait en se comportant en starlette pénible (retards répétés, arrogance, etc.). Lassé de son comportement, le directeur avait du se séparer de lui à contrecœur car il convenait qu'il avait un immense talent.

Ce pianiste s'était alors installé chez lui pour donner des cours. Plusieurs de ses élèves dont moi, l'avions suivi, essentiellement pour ne pas le laisser tomber mais aussi parce qu'il était réellement doué. Au fur et à mesure que les mois passaient, nous avions tous senti une dégradation des conditions de vie du pianiste. Confronté au réel, mais incapable de négocier avec lui, il se laissait aller. Plutôt que de reconnaitre les torts qu'il avait eus, sa fierté qui confinait à une vraie protestation virile de l'adolescent, l'avait conduit à poursuivre coûte que coûte dans une voie sans issue. Paniqué à l'idée de jouer devant un public, il affectait un comportement blasé donnant à penser que rien n'était assez bon pour lui. C'est ainsi qu'il avait sciemment torpillé deux rendez-vous que je lui avais trouvé pour jouer.

Un an à peine après qu'il eut quitté l'école dans laquelle il enseignait, c'était devenu un semi-clochard. Les derniers cours que j'ai pris chez lui étaient ahurissants. Sale, pas rasé, vêtu de vêtements tâchés et malodorants, il m'ouvrait la porte et m'accueillait comme si de rien n'était. Son logement était devenu une bauge innommable. La vaisselle sale s'empilait dans l'évier et il était devenu impossible d'accéder aux toilettes à moins de porter un masque à gaz.

Je m'étais aussi aperçu qu'il avait maigri de manière dramatique. Un jour, j'avais regardé dans son frigo pour constater qu'il n'avait strictement rien à manger. Aidé par ses parents qui lui payaient le loyer, le peu peu d'argent qu'il gagnait passait dans le café et les cigarettes. Tant et si bien qu'un jour je lui avais ramené un carton rempli de vivres de premières nécessités. Comme nous étions devenus amis, il m'avait confié que c'était "un peu dur" mais qu'il n'y avait rien de grave. Ses conditions de vie clamaient évidemment le contraire.

Tout ce que j'observais de sa vie, montrait qu'il était en train de "dévisser". Vint un cours où je notais aussi des absences. Assis près de moi au piano, je le sentais différent, ailleurs. Ce jour là, j'avais aussi trouvé que son élocution était étrange et ses propos parfois incohérents. Comme il n'avait pas de problèmes d'alcool ou de toxicomanie, j'avais été étonné.

Vint enfin un jour où je le trouvais pire que d'habitude. Je crois que j'étais alors son seul élève, tous les autres ayant mis les voiles vers des rivages plus cléments. L'incurie s'était installée de manière alarmante. Il était carrément repoussant et son appartement avait repoussé très loin les limites de la propreté telles que peuvent le concevoir les jeunes hommes célibataires. Pourtant il continuait à très bien jouer du piano. Mais ce jour là, je m'aperçus que lui si soucieux de son instrument n'hésitait pas à laisser un mégot se consumer sur son piano, entamant le vernis. Il était de plus en plus bizarre et étrange. J'étais resté un peu avec lui ne parvenant pas à nouer un bon contact.

Comme nous nous connaissions bien, il m'avait un peu parlé de sa famille dont il était assez proche. Je savais dans quelle ville, ses parents vivaient. Le lendemain, j'avais simplement cherché dans l'annuaire les gens portant le même nom que lui dans la ville de résidence de ses parents. Au bout de deux ou trois appels, j'étais entré en contact avec sa mère en me présentant. Elle avait entendu parler de moi par son fils. Je lui avais simplement fait part de mes craintes quant à la santé de son fils lui expliquant ce que j'avais pu observer.

Elle même avait noté quelque chose d'étrange chez son fils et en avait parlé à son mari. Toutefois les parents n'ayant pas vu leur fils depuis quelques mois ne se doutaient pas de la manière dont il vivait. Ils mettaient son mutisme sur le compte de sa fierté à réussir dans la musique. Toutefois, alertés par ce que je venais d'expliquer, le lendemain, ses parents venaient à Paris et le surlendemain le pianiste était interné dans une clinique psychiatrique pour y suivre un traitement.

Bien que j'aie gardé des contacts avec lui, je n'ai jamais vraiment su ce qu'il avait. J'ai toujours penché pour une schizophrénie mais cela aurait pu être une grosse dépression anxieuse compliquée. C'est l'explication qu'il m'a donnée sans doute pour protéger son égo.

Lorsque je l'ai revu plusieurs mois après, il avait repris un appartement à Paris. Le traitement semblait avoir agi. Il était changé. Il avait grossi et je ne retrouvais pas le pianiste que j'avais quitté l'année précédente. L'élocution était différente, le regard aussi. Je suppose qu'il avait un traitement, sans doute des neuroleptiques, qui produisaient ce genre de symptômes. Toutefois, il avait gardé son talent intact.

Resté quelques mois à Paris, il était de nouveau reparti chez ses parents en province. Il fit comme cela plusieurs allers et retours. Chaque fois qu'il reprenait un appartement à Paris, il restait là sans activité aucune, se contentant de ressasser les décisions qu'il avait prises sans jamais passer à l'acte. Quelques mois durant, il vécut même avec une jeune femme dont il se sépara finalement. Après être revenu sur Paris ainsi cinq ou six fois, il partit définitivement s'installer à côté de chez ses parents.

Nos rapports sont devenus épisodiques. Il m'appelle de temps en temps pour prendre de mes nouvelles et me donner des siennes. Percevant une allocation d'adulte handicapé, il ne travaille pas se contentant de jouer chez lui. Toutes les fois qu'il m'a parlé de projets, rien n'a jamais abouti. Je suppose qu'il est suivi mais je ne lui en parle jamais.

Je fais comme si il avait toujours vingt-trois ans et que le monde était à ses pieds. Je fais comme si il était toujours le prodigieux musicien que j'ai connu. Je fais comme si dans les mois qui viennent il allait enfin réussir. Je pense que c'est aussi pour cela qu'il a m'appelle deux ou trois fois par an.

Bien sûr, je sais que pour lui, c'est bâché, plié, et qu'il n'y a plus rien à faire. Mais quand je mets un CD de Bill Evans, je suis toujours surpris par la ressemblance de leurs interprétations.



9 Comments:

Blogger Lucky said...

Pour répondre au commentaire du billet précédent...loin de moi l'idée de virer à la consultation! Ce n'était pas le but de ma question...
Mais ce nouvel article m'éclaire un peu plus! J'aime bien me coucher un peu moins bête chaque soir! En tout cas merci de la réponse.

29/3/10 10:06 PM  
Anonymous Anonyme said...

Eh oui, ô grand Philippe, meilleur psy de l'univers connu ! Le génie humain est quelque chose d'extrêmement fragile. Le pire est qu'au niveau composition, ces dernières décennies de grande percée technologique ne peuvent même plus en receler.
http://www.youtube.com/watch?v=4Ud_wGMXRnQ
http://www.youtube.com/watch?v=42aMCKX0k9Y&NR=1

30/3/10 12:03 AM  
Blogger Gabrielle said...

Merci pour les précisions, et pour le joli morceau musical :)

30/3/10 9:49 AM  
Blogger Lucie Trier said...

Vous êtes redevenu bon depuis quelques temps. Les meilleurs lecteurs de l'univers commençaient à douter.

30/3/10 5:22 PM  
Anonymous Anonyme said...

Que diable attend-il cet auguste pour remercier l'une de ses nombreuses et fidèles lectrices de ses liens ! :D :P

31/3/10 1:19 PM  
Blogger philippe psy said...

Merci Ombre, parfois je n'ai pas le temps d'écrire. JE rentre si las, que je me jette aussitôt rentré sur ma paillasse !

1/4/10 2:12 AM  
Anonymous Anonyme said...

Pas de problème, ce n'était pas sérieux.

1/4/10 4:27 PM  
Blogger Unknown said...

bonjour, je suis en 3eme année de conseillere en economie sociale et familiale et je réalise un mémoire sur comment parler de l'apparence dans le cadre d'un accompagnement social?
pour cela je me renseigne sur l'incurie et j'aimerais éventuellement citer des passages de cet article, le problème c'est que je ne trouve pas de nom .... alors qui etes vous ?

11/5/11 10:45 PM  
Blogger Mr Z. said...

vous êtes sûr que vous êtes vraiment thérapeute?
J'ai de sérieux doutes quand je lis ce témoignage. On se demande bien sur quoi vous vous basez pour faire un diagnostic de schizophrénie. J'espère vraiment que vous n'êtes pas vraiment psy, parce que ça fait peur.
Ce que vous appelez "retards répétés" n'est peut-être pas dû au fait de faire "sa starlette", si vous aviez creusé un peu, vous auriez peut-être ouvert cette piste. Le fait de se désociabiliser et d'être profond déprimé peut amener à de gros problèmes de gestions du temps, ainsi que l'arrogance supposée, peut-être une façon de s'isoler, ou des difficultés à communiquer. Ce sont des hypothèses, mais si vous êtes si prompts à coller des étiquettes, c'est pas extrêmement pro. Quand je lis votre témoignage, je n'ai absolument pas l'impression de lire celui d'un professionnel, mais celui d'un étudiant en psycho.

29/8/15 6:36 PM  

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