13 juillet, 2012

L'ingénieur qui voulait sauver le monde !

Je suis ingénieur, j'ai la classe mais je me fait toujours niquer par les femmes !

Allez, je vais reparler des ingénieurs dans la mesure ou ils sont en passe de devenir l'essentiel de ma clientèle. Voici quelques temps que j'en reçois un qui déroge largement au stéréotype de l'ingénieur tel qu'on l'imagine. Pensez donc qu'il n'a pas de culs de bouteille en équilibre instable sur son nez, qu'il n'était pas abonné à Sciences-et-vie junior étant petit et qu'il sait s'habiller ! Il est de plus très beau mec, joue bien de la guitare, conduit une moto et possède des diplômes à faire pâlir d'envie n'importe quel X-mines !

Bref ce type est une ovni et il est d'ailleurs arrivé dans mon cabinet pour un problème de coeur. Car c'est un grand sensible qui vit pleinement sa sensibilité. Parce que ne vous méprenez pas, je n'ai jamais imaginé qu'un ingénieur ne soit pas sensible simplement que la plupart de ceux que je reçois ne sache pas quoi faire de cette sensibilité. Tandis que certains la méconnaissent, d'autres en revanche en ont conscience. Mais généralement, ils ne savent pas quoi faire puisque la sensibilité appartenant au monde des émotions n'obéit que difficilement à des axiomes et autres théorèmes.

Bref voici que mon ingénieur sensible qui plait aux femmes vient à me consulter voici quelques temps. Au milieu de ses diverses plaintes, l'une d'elle semble plus importante et concerne une fille avec qui il est en couple depuis quelques années. Celle que le commun des mortels nommerait une petite salope ne cesse de le faire tourner en bourrique puisque lui justement ne sait pas encore que ce n'est qu'une petite salope. Bien entendu, je ne me vois mal lui dire immédiatement que celle qu'il avait prise pour une muse, pour la madone au fresque des murs n'est qu'une petite salope profiteuse. D'une part parce que je suis poli et enfin parce que s'il y a bien un truc sur lequel il faut marcher somme sur des oeufs dans mon métier, ce sont les relations amoureuses !

Personne n'aime s'entendre dire qu'il s'est planté, qu'il est passé pour un con, qu'il s'est fait exploiter et que la femme de sa vie n'était qu'une petite intrigante dénuée de tout scrupule ! Vous noterez que je n'ai pas employé le terme petite salope ce coup-ci. Personne n'aime cela alors mon job consiste à revisiter la soit-disant histoire d'amour en insistant sur certains évènements de manière à mettre en lumière des faits évidents tendant à montrer que ce que le monsieur prenait pour une belle histoire n'était en fait qu'une relation dans laquelle une jeune femme abusait d'un niais trop sensible pour voir la réalité. En fait, je ne fais que braquer un projecteur sur des évènements précis et objectifs, laissant à mon cher patient le soin de voir combien il s'est fait abuser pour ne pas dire baiser dans les grandes largeurs. Une fois que le pauvre chéri est par terre, tout déconfit, je ne fais que l'accompagner dans son deuil, c'est à dire que je ramasse les morceaux pour les recoller !

Mais pourquoi s'était il autant fait abuser me direz-vous ? Comment, alors que je souligne la grande intelligence alliée à l'immense sensibilité de ce jeune homme, a-t-il pu ainsi se faire rouler dans la farine et ce par une jeune femme ne possédant pas la moitié de son QI ? Et bien sans doute qu'à l'instar de ce qu'explique la publicité pour un site de poker, ce qui compte dans la relation humaine, ce ne sont pas les cartes qui comptent mais ce que vous en faites. 

Il se trouve que mon cher patient possède ce que l'on nomme une personnalité de sauveteur. Ainsi, on admet que de nombreuses personnes ont à coeur le désir d'aider autrui. Ces personnes choisissent souvent les secteurs de la santé ou des services sociaux. On admet que leur sensibilité leur donne une conscience sociale plus élevée que la moyenne des individus. Elles sont naturellement empathiques et extrêmement sensibles aux malheur d'autrui. Naturellement douées pour la compassion, ces personnes se mettent spontanément au service d'autrui.

C'est très bien, la sainteté leur est quasiment acquise sauf que l'écueil est justement de se laisser aller naturellement au sauvetage sans posséder de bons garde-fous auquel cas on s'expose à être parfois le jouet de personnes qu'il n'aurait jamais fallu aider. Le risque est en effet important de s'investir totalement dans la cause d'autrui au point de se perdre en méconnaissant son propre intérêt. Parce que le risque est aussi pour le sauveteur de se sauver lui-même en accomplissant une action d'éclat par laquelle il va se renarcissiser. Voler au secours d'autrui en méprisant ses propres besoins, émotions et désirs n'est pas une chose à faire.

Aider est admirable mais il faut se souvenir que celui que l'on aide n'est pas nous. Trop aider autrui le prive de sa liberté d'action ce qui fait qu'à un moment ou un autre, tout ceci se retournera contre le sauveteur. Le sauvé ne fera pas tout ce que le sauveteur avait envisagé ce qui le frustrera ou pire, le sauvé en aura assez qu'on lui apprenne à mettre un pied devant l'autre et se détournera du sauveteur, lequel n'aura que ses yeux pour pleurer en maudissant la condition humaine qui fait que décidément les gens sont bien peu reconnaissants.

Et croyez-moi en écrivant cela, je sais que j'ai pu par le passé ressembler à mon patient, m'étant pris parfois de grandes claques dans le museau en faisant à la place d'autrui alors que la sagesse m'aurait recommandé d'être plus circonspect. Mais bon, sans doute que lui et moi avons en nous cette faculté de bondir sabre au clair pour changer le destin d'autrui. Sans doute sommes-nous deux pauvres trous du cul nous rêvant héros antiques.

Selon la thérapeute Melody Beattie, qui a particulièrement étudié les conjoints d'alcooliques, le sauvetage est constitué de "tous les actes qui contribuent à faire qu'un alcoolique continue à boire, qui l'empêchent d'en supporter les conséquences oui lui rendent les choses plus faciles sans qu'il n'ait rien à changer à ses habitudes". Un autre thérapeute, Scott Egleston, estime que "l'on agit en sauveteur chaque fois que l'on prend quelqu'un en charge, dans es pensées, ses sentiments, ses décisions, ses attitudes, son évolution, son bien-être, ses problèmes ou son destin". Et c'est souvent l'occasion de se retrouver dans le triangle dramatique de Karpman.


Ce triangle souligne la dynamique qui se met en place entre le sauveteur et la personne aidée. A l'origine c'est souvent une émotion comme la culpabilité ou la pitié qui initient le sauvetage. Le sauveteur est convaincu qu'il doit absolument faire quelque chose et pire qu'il est mieux placé que quiconque pour aider la personne. Il se sent investi d'une telle mission qu'il est persuadé d'être indispensable et irremplaçable alors que bien souvent on ne lui a rien demandé. Dans les faits, c'est souvent pour se libérer de l'inconfort ressenti par la détresse de l'autre que le sauveteur passe à l'action. Le problème est que le sauveteur laisse de côté ses besoins émotionnels et ses propres désirs pour s'investir totalement dans sa mission. De l'autre côté le sauvé, libre de toute responsabilité, poursuit ses comportements destructeurs puisque désormais il a un filet de protection.

Le sauveteur se sent alors exploité, vidé et délaisse bientôt le gilet de sauvetage pour le bon vieux gourdin. L'attitude aimante et empathique laisse place au contrôle et à la menace de sanction si le sauvé continue à ne pas faire ce que le sauveteur lui dit. Il impose des règles sévères et se mue en persécuteur, intervenant au moindre écart et menaçant de couper son aide.

C'est alors qu'intervient la troisième étape au cours de laquelle, le sauveteur, vidé et lassé de ne pas voir ses ordres respectés se place lui-même en position de victime attendant d'être compris et sauvé par celui-là même qu'il espérait sauver ! Et comme le changement de rôle n'est pas aussi évident pour le sauvé qui ne comprend pas les revirement du sauveteur devenu victime, il devient sans s'en rendre compte persécuteur du sauveteur.

Chacun parcourt donc le triangle de Karpman parfois en une heure ou en une journée et la mésentente s'installe rapidement. Le sauvé commence à en avoir assez du sauveteur et s'en va chercher un autre sauveteur. Car il est évident que l'action du sauveteur n'a pas porté ses fruits et que celui qu'il voulait sauvé n'aura rien retenu et n'aura de cesse que de se trouver un autre sauveteur, quitte à revivre le triangle tragique de Karpman. Le sauveteur, lassé, vidé, exténué se trouve au bord de la dépression dans un état de détresse émotionnelle telle que l'on pourrait la qualifier de burn-out.

C'est à ce moment, que les plus malins des sauveteurs réalisent ce qui se passent et décident de se libérer de ce piège qu'est le sauvetage. L'important est de réaliser que même si notre empathie nous permet de déceler le malheur d'autrui, on n'est pas forcément le plus adapté pour y répondre.

Enfin, l'aide à autrui doit autant que faire se peut obéir à certaines règles. On a admis que bien souvent le sauveteur a appris son rôle dans l'enfance quand il a du prendre en charge un parent malade ou réparer sa famille. Enfant, il a appris à prendre soin de l'autre sans chercher à se réaliser lui-même. Ce sont ces prises de conscience que le sauveteur doit faire pour apprendre à aider valablement autrui; L'aide ne doit pas être une sorte de routine informatique dont l'apprentissage se se ferait fait étant enfant mais bien un acte mûrement réfléchi.

Le sauveteur doit prendre soin de lui-même, se prendre en charge au niveau émotionnel ce qui lui permettra de distinguer le rôle d'aidant de celui de sauveteur. Cela lui permettra de mieux évaluer la situation avant de foncer tête baissée. Parce que les besoins, les désirs et le bien-être de l'aidant ne devraient jamais souffrir ou alors le moins possible du secours qu'il porte à autrui. Lorsque l'inconfort surfit au milieu d'une relation d'aide c'est que bien souvent on est passé dans une situation de sacrifice dans laquelle le sauveteur va surgir pour prendre la place du simple aidant.

C'est ce que j'expliquais peu ou prou à mon cher patient. Il a admis les choses sauf une fois, ou replongeant dans son rôle de sauveteur, il m'expliqua qu'il devait agir parce que sa copine était dans une situation inextricable. Tandis que je lui demandais si elle lui avait clairement demandé de l'aide, il m'avoua que non, qu'elle était bien trop fière pour le faire mais qu'elle savait communiquer autrement. Je lui expliquai alors qu'elle s'arrangeait  toujours pour le manipuler, se faire aider sans rien demander, ce qui lui permettait par la suite, lorsqu'il lui mettait trop de pression de pouvoir lui lâcher "mais je  ne t'ai rien demandé d'abord !". Ce qui était vrai.

Car si le sauveteur obéit toujours à une psychodynamique bien connue, dans la mesure où l'on admet aujourd'hui qu'il a appris son rôle tout jeune, il faut aussi admettre que le sauvé n'a rien de la pauvre petite victime qu'il donne à penser.

Le sauvé, cette improbable victime perpétuelle des autres et des circonstances est souvent un individu qui se laisse porter et qui n'offre souvent en guise de vade mecum qu'un erstaz de bonne volonté et de moralité consistant à clamer "je fais ce que je peux, aidez moi". Rien de ce qui lui arrive ne lui est vraiment étranger mais il préfère que les autres trouvent la solution que de faire le premier pas pour s'en sortir. Personnalités souvent falotes et dépendantes, elles ont du mal à exprimer leurs besoins, se contentant de manifester l'inconfort de leur vie par une tristesse contagieuse consistant à apitoyer autrui parfois sous des formes très élaborées.

Ainsi, si le sauveteur est souvent un brave type qui se croit plus fort qu'il n'est en réalité, le sauvé qui s'inscrit dans la relation réalise que l'on peut tout de même réussir quand on est con et pleurnichard.

2 Comments:

Blogger El Gringo said...

"Le sauveteur doit prendre soin de lui-même, se prendre en charge au niveau émotionnel"

C'est ce que j'appelle "apprendre à s'aimer soi-même".

27/9/12 10:58 AM  
Blogger Unknown said...

Un beau texte, brillant, pertinent et parfois juste, qui confirme que l'on doit s'intéresser aux TCC.

Un truc, pourtant, me chagrine un chouilla : Une telle approche ne confirme-t-elle pas que nous ne sommes que des machines, un chemin inéluctable dans l'enfer du chaos déterministe?

Une seule fois le mot "amour", et encore dans l'expression "soit-disant histoire d'amour"....

A quand l'avènement du psychothérapeute pour ordinateur en état de surchauffe, et le test de Turing appliqué aux adolescents désireux de savoir si, oui ou non, ils ont une âme?

23/1/14 8:30 AM  

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