On se croirait chez un pote !
Ce qui est amusant avec ce patient, c'est qu'avant lui, j'aurai eu toute sa famille ! Autant dire que je connais bien le milieu dans lequel il baigne depuis tout petit puisque ses trois soeurs m'ont déjà tout raconté.
Alors, quand il est venu avec ses problèmes à lui, qui ressemblaient furieusement à ceux que ses sœurs avaient évoqués quelques années auparavant, j'étais un peu rôdé et je n'ai écouté que d'une oreille distraite. Le problème, c'était papa, un type bien, pas forcément narcissique, mais appartenant à ce que la psychologie a pu appeler les types A. Ce type de personnalité que l'on disait plus sujette aux infarctus du myocarde se caractérise par comme une conduite caractérisée par une hyperactivité, un sentiment d'urgence, un énervement facile, ou un hyper-investissement professionnel. C'est le personnage de Charlie Croker dans le roman de Tom Wolfe.
Le père, c'est le type issu d'un excellent milieu dont la famille a eu des revers de fortune et qui a décidé qu'il serait celui qui renouerait avec le succès et la fortune. Nanti d'une excellente éducation obtenue dans quelque obscur pensionnat religieux, il a relevé le gant et créé sa société qui marche très bien. Il est depuis assis augustement dans la légitimité que donne la fortune acquise à force de travail. Autant vous dire qu'il n'est pas facile à quelqu'un de pousser sous les branches de ce grand chêne. Papa, sur de lui et de ses succès en affaires mène son monde à la baguette. Non qu'il soit un tyran méchant mais qu'il régisse son monde comme il le fait dans les affaires : il n'y a qu'une bonne manière de faire, c'est la sienne.
Et comme tout bon patriarche, il a appelé son fils à lui succéder ce qui entraine des tensions évidentes puisque le papa pratique la double-contrainte aussi habilement et inconsciemment qu'un politicien le mensonge. La double contrainte exprime deux contraintes qui s'opposent : l'obligation de chacune contenant une interdiction de l'autre, ce qui rend la situation a priori insoluble. C'est un mécanisme parfois conscient et donc pervers ou inconscient et donc seulement maladroit qui rend fous ceux qui en font les frais.
Ainsi, papa envoie-t-il deux messages paradoxaux à mon patient. Le premier étant de lui dire qu'il est appelé clairement à lui succéder et qu'il sera donc le patron dans un futur proche. Le second message passe par les actes puisque dans les faits, mon cher patient n'est que le grouillot ou au pire le factotum de son père. Et bien entendu le conflit est au rendez-vous puisque face, si mon patient hurle et en appelle à l'autonomie, son père lui rétorquera qu'il ne connait pas encore assez le secteur d'activité et qu'il doit faire ses preuves. Et pile, si mon patient se tait et obéit servilement à son cher père, ce dernier lui expliquera que s'il tient à devenir son digne successeur, il aurait intérêt à prendre de l'autonomie et à courir des risques.
Cette pratique récurrente de la double contrainte a amené mon cher patient, naguère jeune ingénieur insouciant, à devenir complètement déprimé. Et le pire, c'est que son père est devenu tellement ultra-présent dans sa vie, que son stress commence à contaminer tous les secteurs de sa vie. Ainsi, rencontre-t-il une demoiselle qu'aussitôt il se met à imaginer comment se passerait la rencontre avec son père. Il a beau se dire que c'est stupide, papa, telle une divinité tutélaire, se tient dans tous les recoins de sa psyché., veillant jalousement sur tous ses faits et gestes.
C'est dans cet état que ce cher jeune homme a débarqué dans mon cabinet, n'étant plus que l'ombre de lui-même, impuissant à tous les points de vue. La mission que j'ai acceptée c'est de lui redonner des perspectives d'avenir plus florissantes que celles consistant à n'être que l'ombre de son père. Cela n'a rien de bien compliqué sur le papier mais c'est fort différent dans l'intimité du cabinet.
Parce que dans la réalité, même si la demande est consciente, la personne qui subit ce genre de traitement est un peu comme un prisonnier soumis aux ordres contradictoires d'un maton sadique : elle ne sait plus vraiment ce qu'elle veut mais cherche éperdument à deviner ce que veut son tortionnaire afin d'éviter le mauvais traitement psychologique.
Or, les TCC, même si elles les admettent, évacuent le transfert et le contre-transfert, afin de se focaliser sur les problèmes à traiter. Mais mon patient est une sorte de goinfre de transfert qui voudrait à tout prix que je sois son papa maltraitant. Je pense que son rêve aurait été que je sois une sorte de caricature de psychanalyste tout-puissant, n'ouvrant la bouche que pour stigmatiser un comportement problématique de sa part, un double de son père qui le maltraite pour extirper toutes les mauvaises pensées qu'il a afin d'en faire un homme un vrai. Bref, il m'a installé de lui-même dans le rôle du père fouettard auprès de qui il devra en chier pour être un adulte responsable.
Ce n'est évidemment pas mon rôle ni même l'état d’esprit dans lequel je reçois les patients. Mon idée à moi, et c'est pour cela que j'ai préféré la TCC à la psychanalyse, c'est que tout un chacun possède en lui-même les ressources pour aller mieux et qu'un entrainement un peu balisé est préférable à un chemin initiatique erratique. Afin justement d'évacuer le transfert, je propose le café, les gens peuvent fumer, et la plupart m'appellent par mon prénom.
J'applique donc ce même programme à ce patient avec qui je m'entends fort bien. Il fume ses Marlboro (ce qui est mal évidemment) et boit son thé, toujours du Earl Grey. Tout se passe bien, et on progresse, petit à petit, il devient plus libre, constate ce qui l'entrave. Le jour approche où il sera en mesure d'affronter son père pour lui dire sa manière de penser pour échapper à cette double contrainte.
Mais le fantôme de papa est toujours un peu présent entre nous. La liberté lui fait peur. Et comme j'ai douze ans de plus que lui, sans doute que cet écart lui a suffit pour qu'il m'installe inconsciemment dans le rôle du père tout puissant qui le considérerait comme un enfant. La plupart du temps, il oublie de me confier ce rôle mais qu'un stress ou une angoisse survienne et hop, je suis installé sur un trône et chargé de dire ce qu'il faut dire ou penser pour s'en sortir.
Et puis un jour alors qu'on prenait rendez-vous pour la semaine suivante, il m'a dit qu'il se sentait très bien avec moi mais qu'il avait l'impression de "venir discuter avec un bon pote". C'était assez amusant de constater que tout en apprécient nos échanges, il n'en résultait pas moins pour lui une forme d'angoisse. Je lui ai alors expliqué que justement c'était parce que nous avions une bonne alliance thérapeutique et que ma mission était justement de le rendre libre pour le meilleur et pour le pire et non de jouer sur un éventuel transfert dans lequel j'aurais assumé le rôle de son père. Que pour cela, il y avait des pscyahanlystes dont c'était la mission et qu'il était libre de consulter qui il voulait.
Il a réfléchi quelques secondes et comme c'est un type intelligent, il m'a dit que justement ce "partage", cette "alliance thérapeutique" lui faisait parfois peur par habitude de la soumission. Parce que justement le partage le laisse libre de ses choix qu'il a du mal à assumer sans être perpétuellement rassuré. Et moi justement, en étant comme cela, aussi cool avec lui, je me refuse à lui dicter sa conduite. Je peux être un guide au cours de nos échanges mais certainement pas un tyran. Mon job c'est le bonheur de l'homme et non l'adaptation aux contraintes à tout prix, je ne suis pas sergent instructeur dans les marines. Mais il a repris rendez-vous.
Bien sur, en le saluant et en le raccompagnant à la porte, je lui ai expliqué que pour ne pas lui provoquer d'angoisse, la semaine prochaine, je mettrai uen veste en tweed, une barbe postiche, que je fumerai la pipe et que je n'hésiterai pas à lui parler avec un très bel accent viennois.
S'il n'y a que cela pour obtenir le succès, pourquoi pas !
1 Comments:
En même temps, s'il boit de l'Earl Grey, c'est un mec bien...
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