Une histoire de Philippe - 5
C’est quelques temps après
qu’il m’avait demandé si je pourrais le suivre professionnellement. Comme
monsieur se voyait en petit prince et qu’il ne s’imaginait pas venir à mon
cabinet, il m’avait demandé de venir le voir chez lui, à domicile ce que je ne
fais jamais sauf en cas d’impossibilité pour le patient de se déplacer. Avec
lui, bien sur j’aurais du refuser, lui dire non, lui expliquer que jamais je ne
me soumettrais à ces caprices de gosse de riche. Mais c’était prendre le risque
de ne pas l’aider et de le voir s’enfoncer un peu plus. Je n’ai pas voulu
parier sur le fait qu’en cas de refus de ma part, il serait finalement venu à
mon cabinet. C’était un cas de conscience. Certes, de mon, côté je pouvais
toujours me dire qu’il était libre et maitre de son destin mais je n’avais pas
osé compte tenu de l’état dans lequel il était déjà.
Alors on a fixé le rendez-vous
en début d’après midi pour nous rencontrer après qu’il ait accepté le montant
de mes honoraires parce que dorénavant je ne serais plus le « pote de
bistro » mais quelqu’un avec lequel il s’engagerait dans un processus. Je
lui avais d’ailleurs rappelé que la méthode n’était pas conventionnelle mais
que j’agissais ainsi exceptionnellement. Je l’avais prévenu que si j’étais
disposé à consulter à domicile, je n’en serais pas moins un simple aidant,
quelqu’un lui tendant la main et non pas le sauveteur, celui qui veut à la
place d’autrui.
Je n’avais aucune envie de
m’inscrire dans ce fameux triangle dramatique, cette figure d’analyse
transactionnelle proposée par Stephen Karpmann en 1968, qui décrit un scénario
relationnel typique entre une victime, un persécuteur et un sauveteur. C’est le plus souvent de la pitié, de la culpabilité ou de
l’anxiété qui met le sauveteur en action et ce dernier est souvent convaincu
qu’il doit faire quelque chose. Il se sent indispensable et irremplaçable et
est persuadé que la personne en face de lui est incapable de se prendre en
charge par elle-même.
C’est plutôt pour se libérer de l’inconfort
ressenti face à la détresse d’autrui que le sauveteur passe à l’action. De
fait, il est manipulé par l’autre qui se place en victime et désigne souvent
autrui, un tiers, comme persécuteur et responsable de ce qui lui arrive.
Malheureusement, le sauveteur ne se rend pas compte de cette manipulation. Il
rentre dans ce jeu pervers, s’irrite parce que la victime ne fait pas ce qu’il
attend et de sauveteur devient un persécuteur qui reproche à celui qu’il est
sensé aider de ne pas lui donner ce qu’il attendait de lui.
Loin de s'améliorer, la personne que le sauveteur
voulait aider, libre de toutes responsabilités, et totalement inscrite dans un
scénario dans lequel c’est autrui qui est désigné comme responsable, poursuit
ses comportements destructeurs et a tout le loisir d'en faire le reproche au
sauveteur. Si ce dernier est convaincu
de sa mission, il poursuit toujours plus ses efforts, en laissant de côté ses
besoins et désirs. A ce moment, le
sauveteur peut finir par s'épuiser et abandonner. Il se sent alors exploité, vidé et devient
lui-même victime de celui qu’il voulait aider devenu persécuteur.
En harcelant, contrôlant et persécutant l'autre, en
le rendant responsable de ses propres échecs, le sauveteur finit tôt ou tard en
victime. Les sentiments à cette étape
sont extrêmement douloureux et vont de la perte d'estime à une sensation
profonde d'inadéquation.
Malheureusement, le cycle continue de se répéter tant et aussi longtemps
que le sauveteur ne se rend pas compte de sa dynamique. Chacun des protagonistes parcourt alors le
triangle occupant tour à tour chacun des trois rôles de sauveteur, de victime
et de persécuteur.
C’était ce rôle que je ne
voulais surtout pas jouer. Compte-tenu de la nature de notre relation, du côté
incongru de notre rencontre, je voulais bien bouleverser les règles ou plutôt
les adapter mais certainement pas être manipulé par une sorte de grand enfant
qui m’aurait traité en parent faible. J’avais fait part de tout cela à Philippe
l’alcoolique. J’avais posé des limites afin qu’il sache bien que ma gentillesse
ne serait pas de la faiblesse et que si j’étais quelqu’un d’adaptable, je ne
serais pas pour autant manipulable.
Je crois qu’il avait apprécié
mon discours simplement parce que cela lui plaisait que j’aie pu voir clair
dans son jeu. Il était sans doute anxieux à l’idée de changer mais rassuré par
le fait que je sache à quoi m’attendre. Je crois qu’il avait épuisé trop de
bonnes âmes à force d’engagements jamais tenus, de promesses non tenues, pour
encore avoir envie d’être en face de quelqu’un qui serait un énième sauveteur.
C’était du moins ce que je ressentais si tant est que mon empathie ait pu
déceler absolument toutes les intentions du grand manipulateur qu’il était.
La première fois que j’étais
venu chez lui, j’avais pris conscience réellement de celui qu’il était en me
félicitant de ne pas m’être trompé. Mes intuitions étaient confirmées. Il
vivait effectivement dans une sorte de
petit castel à la mode de la fin du XIXème siècle, tels qu’en bâtissaient les
industriels fiers d’annoncer leurs réussites. L’entrée dallée de noir et blanc
s’ornait d’un magnifique escalier desservant les étages, tandis que de droite
et gauche s’ouvraient une double porte desservant une succession de salons et
petits salons. Chacune de ces pièces étaient encombrée de ce qu’un adolescent
nanti de gros moyens aurait pu s’offrir.
Sur la droite, le premier
salon était encombré de rayons surchargés de bandes dessinées tandis que celui situé
en enfilade avait été converti en salon de musique au milieu duquel trônait un
grand piano à queue entouré de guitares. Sur la gauche, ce qui aurait du être
une salle à manger d’apparat, voyait la table centrale couverte de modèles
réduits en cours de construction tandis qu’un petit salon contigu accueillait
un téléviseur gigantesque flanqué d’enceintes, le tout entouré d’un mur rempli
de CD et DVD.
Même si au premier regard, l’endroit était amusant, le
psy qui sommeillait en moi s’était immédiatement dit que la bataille n’était
pas gagnée. Ma mission allait être de mettre un peu de plomb dans la tête à un
grand adolescent de cinquante ans et ce ne serait pas facile. Je sentais que
s’il était plein de bonne volonté, il ne lui serait pas facile de changer tout
cela. Parce qu’une bonne thérapie doit amener des prises de conscience, et
qu’entouré de tous ces objets transitionnels comme il l’était, j’étais à peu
près persuadé qu’une fois parti, il replongerait avec délices dans son monde
adolescent dans lequel rien n’est jamais vraiment grave et où toutes les
responsabilités sont assumées par d’autres.
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