Une histoire de Philippes - 2
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Sans doute un peu libertarien
sur les bords, j’ai toujours détesté ceux qui veulent faire le bonheur des gens
malgré eux. Et si j’abhorre le fait que l’on puisse se détruire à coup de
picrate alors qu’il y a d’autres voies plus adaptées, je reconnais encore aux
gens cette liberté qu’ils ont, parfois la dernière de tenter de gérer leur
pauvre vie avec les moyens qui sont les leurs.
Pour venir me voir, le mieux
est finalement d’avoir pris conscience que ces moyens là vous enverront plus
surement la tête dans le mur que tous les problèmes qu’ils sont sensés régler. L’alcoolisme,
comme toutes les addictions consistent surtout à mettre un filtre entre soi et
une réalité qui est devenue insupportable. C’est de l’automédication et rien de
plus dans la plupart des cas. En un sens, même si c’est mal, c’est tout de même
mieux que de se suicider car tant qu’il y a de la vie, il y a de
l’espoir ; il ne faut pas être défaitiste. C’est un peu ce que j’avais du
dire au cafetier pour lui dire qu’il n’y avait pas péril en la demeure. Après
tout, le mec ne picolait pas depuis des années et il avait manifestement
suffisamment d’argent pour ne pas risquer de se retrouver à la rue les jours
prochains
Et puis, parce que chaque fois
que je venais dans ce café, il y était, j’ai fini par parler puis connaître ce
Philippe. Parce que ce rade étant un endroit d’habitués, on avait forcément
quelques relations en commun qui nous ont présentés l’un à l’autre un j beau
jour. Moi, je suis sur qu’on avait du lui parler de mon job parce qu’au départ,
il était aimable mais un peu fuyant avec moi et toujours sous contrôle un peu
comme si à mon approche il avait clamé haut et fort qu’il n’avait aucun besoin
de moi ou de ma corporation et qu’il était assez grand pour se prendre en
charge sans recourir à nos bons offices. D’ailleurs, alors que l’habitude était
que tout le monde se tutoie dans ce lieux, je me souviens qu’il m’avait dit en
me serrant la main « ah oui c’est vous le psy » comme pour mettre une
juste distance entre lui et moi qu’il imaginait sans doute comme l’aidant
standard, le brave mec qui lui aurait prêché la bonne parole.
Moi, je n’aurais rien dit,
bien entendu, parce que je ne suis pas maladroit au point d’aller voir un
alcoolo en jouant les dames patronnesses pour lui expliquer ce qui est bien ou
non pour lui. S’il ne le comprend pas de lui-même, c’est qu’il n’a pas encore
eu de prise de conscience, il est en toujours à l’alcool amusant et
thérapeutique et je ne peux rien faire pour lui. Et puis, j’étais aussi dans ce
café pour passer un bon moment et non pour sauver ceux qui n’en ont pas envie.
Alors on a juste papoté de choses et autres. On a fait ami-ami en parlant de
musique, de politique et tout un tas de trucs que des mecs qui se connaissent mais
se sentent quelques affinités peu peuvent se raconter dans ce genre d’endroits.
Je l’ai encore vu venir dans
les conversations qu’on avait ensemble. Il me testait pour savoir si je n’étais
pas trop con ou du moins aussi intelligent que lui mais aussi pour déterminer
si j’avais des valeurs communes avec lui. Je suppose que dans son état, il
avait du en rencontrer des médecins bien intentionnés ayant voulu le sauver à
coups de menaces et d’imprécations. Bien que je
ne remette nullement en cause leur désir d’être efficaces, ce sont souvent des
personnalités très contrôlantes, axées sur des procédures plus que sur des
personnes.
Or, même s’il est sans doute
difficile de faire des généralités, ce que j’ai pu comprendre des personnes
alcooliques, me donne à penser qu’il s’agit essentiellement de grands sensibles
ayant souvent une forme d’immaturité psycho-affectives. Et plus encore,
s’agissant des hommes, on peut même noter chez eux des traits extrêmement
féminins dans leur manière d’appréhender les vicissitudes du monde. Ainsi, une
approche trop directive, trop normée, n’est pas forcément la meilleure. Non,
qu’il s’agisse de baigner dans une lénifiante candeur mais plutôt de créer un
vrai lien avec la personne.
Et je crois que le dernier
bastion auquel Philippe l’alcoolique tenait, celui qui lui permettait de se
dire qu’il contrôlait au moins un truc dans sa vie, c’était cela : refuser
toutes les grosses mains maladroites qu’on lui avait tendues. Son mot d’ordre
c’était un peu de dire « oui je me défonce au whisky et à la bière et je
vous emmerde parce que c’est la seule liberté qui me reste ». Vous pensez
bien que je n’allais pas m’attaquer à cette idée de manière directe ! Bien
au contraire, je lui laissais tout le loisir de boire comme il l’entendait
quand on discutait ensemble.
C’était une phase d’approche,
un moment stratégique, comme deux chiens qui feraient connaissance. Moi, je ne
bougeais pas et lui me tournait autour pour savoir qui j’étais, pour savoir si
j’étais un ami ou un ennemi pu peut-être pire un brave mec bien intentionné
qu’il aurait fait tourner en bourrique. C’est ce que j’appelle l’alliance
thérapeutique, c’est le truc de base pour pouvoir suivre quelqu’un, le fait que
la personne et moi nous nous entendions suffisamment bien. Après la thérapie
proprement dite n’est pas vraiment compliquée. Il faut juste que l’on s’entende
bien, c’est affaire de valeurs communes, de respect mutuel, de similarité, et
rien de plus. Et puis, les patients et sans doute encore plus les hommes, et ça
d’autant plus qu’ils sont sensibles, sont d’incroyables boules d’orgueil.
Parler à un psy, c’est toujours d’accord mais encore faut-il qu’ils soient
persuadés que ce psy aura lui-même l’intelligence et la sensibilité nécessaires
pour prendre toute la mesure de leurs tourments sans leur donner le sentiment
d’être à nu devant lui. Parce que même la pire des épaves tient à conserver son
moi social avant de vous montrer son moi intime.
Et donc, après m’avoir
ausculté autant qu’il voulait, ce brave Philippe a du décréter que j’étais un type
suffisamment bien pour l’entendre en confession et il s’est confié. Oh
petitement au début, mais je l’ai écouté d’une oreille faussement distraite
pour qu’il n’ait surtout par l’air que j’étais le psy en mission chargé par ses
bons amis de lui éviter le naufrage total. Non, on était à une table de café et
il me parlait un peu plus de lui et de sa vie, de ce qu’il faisait et aurait
voulu faire. Bien qu’il ait eu dix ans de plus que moi, on était de la même
génération, de la même époque et nous partagions beaucoup de choses. Parfois,
On avait parlé de musique, lui
étant guitariste et moi pianiste. Puis de livres et de bandes dessinées. Et le
moins que l’on puisse dire c’est que nous avions des goûts différents mais que
nous étions unis par une sensibilité commune. C’est vrai que je m’en fous pas
mal que les gens ne pensent pas comme moi pourvu que je ressente en eux une
cohérence. Par exemple, il m’avait dit avoir adoré la bande dessinée Philémon
de Fred.
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