07 février, 2013

Une histoire de Philippes - 2

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Sans doute un peu libertarien sur les bords, j’ai toujours détesté ceux qui veulent faire le bonheur des gens malgré eux. Et si j’abhorre le fait que l’on puisse se détruire à coup de picrate alors qu’il y a d’autres voies plus adaptées, je reconnais encore aux gens cette liberté qu’ils ont, parfois la dernière de tenter de gérer leur pauvre vie avec les moyens qui sont les leurs.

Pour venir me voir, le mieux est finalement d’avoir pris conscience que ces moyens là vous enverront plus surement la tête dans le mur que tous les problèmes qu’ils sont sensés régler. L’alcoolisme, comme toutes les addictions consistent surtout à mettre un filtre entre soi et une réalité qui est devenue insupportable. C’est de l’automédication et rien de plus dans la plupart des cas. En un sens, même si c’est mal, c’est tout de même mieux que de se suicider car tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ; il ne faut pas être défaitiste. C’est un peu ce que j’avais du dire au cafetier pour lui dire qu’il n’y avait pas péril en la demeure. Après tout, le mec ne picolait pas depuis des années et il avait manifestement suffisamment d’argent pour ne pas risquer de se retrouver à la rue les jours prochains

Et puis, parce que chaque fois que je venais dans ce café, il y était, j’ai fini par parler puis connaître ce Philippe. Parce que ce rade étant un endroit d’habitués, on avait forcément quelques relations en commun qui nous ont présentés l’un à l’autre un j beau jour. Moi, je suis sur qu’on avait du lui parler de mon job parce qu’au départ, il était aimable mais un peu fuyant avec moi et toujours sous contrôle un peu comme si à mon approche il avait clamé haut et fort qu’il n’avait aucun besoin de moi ou de ma corporation et qu’il était assez grand pour se prendre en charge sans recourir à nos bons offices. D’ailleurs, alors que l’habitude était que tout le monde se tutoie dans ce lieux, je me souviens qu’il m’avait dit en me serrant la main « ah oui c’est vous le psy » comme pour mettre une juste distance entre lui et moi qu’il imaginait sans doute comme l’aidant standard, le brave mec qui lui aurait prêché la bonne parole.

Moi, je n’aurais rien dit, bien entendu, parce que je ne suis pas maladroit au point d’aller voir un alcoolo en jouant les dames patronnesses pour lui expliquer ce qui est bien ou non pour lui. S’il ne le comprend pas de lui-même, c’est qu’il n’a pas encore eu de prise de conscience, il est en toujours à l’alcool amusant et thérapeutique et je ne peux rien faire pour lui. Et puis, j’étais aussi dans ce café pour passer un bon moment et non pour sauver ceux qui n’en ont pas envie. Alors on a juste papoté de choses et autres. On a fait ami-ami en parlant de musique, de politique et tout un tas de trucs que des mecs qui se connaissent mais se sentent quelques affinités peu peuvent se raconter dans ce genre d’endroits.

Je l’ai encore vu venir dans les conversations qu’on avait ensemble. Il me testait pour savoir si je n’étais pas trop con ou du moins aussi intelligent que lui mais aussi pour déterminer si j’avais des valeurs communes avec lui. Je suppose que dans son état, il avait du en rencontrer des médecins bien intentionnés ayant voulu le sauver à coups de menaces et d’imprécations. Bien que je ne remette nullement en cause leur désir d’être efficaces, ce sont souvent des personnalités très contrôlantes, axées sur des procédures plus que sur des personnes.

Or, même s’il est sans doute difficile de faire des généralités, ce que j’ai pu comprendre des personnes alcooliques, me donne à penser qu’il s’agit essentiellement de grands sensibles ayant souvent une forme d’immaturité psycho-affectives. Et plus encore, s’agissant des hommes, on peut même noter chez eux des traits extrêmement féminins dans leur manière d’appréhender les vicissitudes du monde. Ainsi, une approche trop directive, trop normée, n’est pas forcément la meilleure. Non, qu’il s’agisse de baigner dans une lénifiante candeur mais plutôt de créer un vrai lien avec la personne.

Et je crois que le dernier bastion auquel Philippe l’alcoolique tenait, celui qui lui permettait de se dire qu’il contrôlait au moins un truc dans sa vie, c’était cela : refuser toutes les grosses mains maladroites qu’on lui avait tendues. Son mot d’ordre c’était un peu de dire « oui je me défonce au whisky et à la bière et je vous emmerde parce que c’est la seule liberté qui me reste ». Vous pensez bien que je n’allais pas m’attaquer à cette idée de manière directe ! Bien au contraire, je lui laissais tout le loisir de boire comme il l’entendait quand on discutait ensemble.

C’était une phase d’approche, un moment stratégique, comme deux chiens qui feraient connaissance. Moi, je ne bougeais pas et lui me tournait autour pour savoir qui j’étais, pour savoir si j’étais un ami ou un ennemi pu peut-être pire un brave mec bien intentionné qu’il aurait fait tourner en bourrique. C’est ce que j’appelle l’alliance thérapeutique, c’est le truc de base pour pouvoir suivre quelqu’un, le fait que la personne et moi nous nous entendions  suffisamment bien. Après la thérapie proprement dite n’est pas vraiment compliquée. Il faut juste que l’on s’entende bien, c’est affaire de valeurs communes, de respect mutuel, de similarité, et rien de plus. Et puis, les patients et sans doute encore plus les hommes, et ça d’autant plus qu’ils sont sensibles, sont d’incroyables boules d’orgueil. Parler à un psy, c’est toujours d’accord mais encore faut-il qu’ils soient persuadés que ce psy aura lui-même l’intelligence et la sensibilité nécessaires pour prendre toute la mesure de leurs tourments sans leur donner le sentiment d’être à nu devant lui. Parce que même la pire des épaves tient à conserver son moi social avant de vous montrer son moi intime.

Et donc, après m’avoir ausculté autant qu’il voulait, ce brave Philippe a du décréter que j’étais un type suffisamment bien pour l’entendre en confession et il s’est confié. Oh petitement au début, mais je l’ai écouté d’une oreille faussement distraite pour qu’il n’ait surtout par l’air que j’étais le psy en mission chargé par ses bons amis de lui éviter le naufrage total. Non, on était à une table de café et il me parlait un peu plus de lui et de sa vie, de ce qu’il faisait et aurait voulu faire. Bien qu’il ait eu dix ans de plus que moi, on était de la même génération, de la même époque et nous partagions beaucoup de choses. Parfois,

On avait parlé de musique, lui étant guitariste et moi pianiste. Puis de livres et de bandes dessinées. Et le moins que l’on puisse dire c’est que nous avions des goûts différents mais que nous étions unis par une sensibilité commune. C’est vrai que je m’en fous pas mal que les gens ne pensent pas comme moi pourvu que je ressente en eux une cohérence. Par exemple, il m’avait dit avoir adoré la bande dessinée Philémon de Fred.