Buccinophilie : une étrange affaire !

On croit connaitre les gens, on imagine que parce qu'on les a reçus chez soi, qu'on a bu un coup ensemble, voire plusieurs coups, ils sont sans grandes surprises. On a tort ! Certaines personnes ont le don de nous mystifier. Se présentant sous des traits avenants, se cachent parfois des individus étonnants.

A midi, CGM, El Gringo et moi-même déjeunons au restaurant de l'US Métro, le stade où s'entraine le Racing-club. Comme à notre habitude, en grands seigneurs, nous dédaignons le menu à douze euros, pour nous rabattre sur celui à quatorze euros : celui avec les hors d'oeuvre et le vin rouge à volonté.

A un moment donné, il nous semble que El Gringo a un geste rapide, presque furtif, comme s'il tentait de dissimuler quelque chose dans une des poches supérieures de son perfecto posé sur le dossier de sa chaise. GCM et moi échangeons un coup d'oeil interrogateur, qui heureusement échappe à El Gringo, qui pense donc avoir trompé notre vigilance.

Soudain, un curieux coup de téléphone semble alerter El Gringo. Ce dernier se lève puis se précipite hors de la salle de restaurant pour mener sa conversation tranquillement. Une grand-mère malade, un souci professionnel, un arrivage de cocaïne trouvé par des douaniers ? Nous n'en saurons rien, et El Gringo revient à table avec un air impassible.

Par mesure de précaution, et parce que c'est un bon citoyen, GCM a toutefois écrit une lettre anonyme de dénonciation adressée à monsieur le Procureur. Comme il m'expliquait ce soir, si El Gringo n'a rien à se reprocher, il en sera quitte pour une petite perquisition et une simple garde à vue : on n'en meurt pas et après coup, ça fait un bon souvenir à raconter ! Et puis, une bonne perquisition permet de faire le grand rangement que l'on remet toujours à demain !

Toutefois, durant l'absence de El Gringo, nos regards peinent à se détacher de la bosse que forme la poche supérieure gauche de son perfecto, laissé sur le dossier de sa chaise. Je me lève, traverse la salle et constate que El Gringo n'est nulle part. Son coup de téléphone était manifestement suffisamment important pour qu'il sorte du restaurant. Après coup, je me dis que c'est suspect et que GCM a bien fait de le dénoncer préventivement.

GCM et moi étant seuls, un seul coup d'oeil nous suffit pour nous mettre d'accord. D'une main alerte, GCM ouvre donc la poche supérieure droite du perfecto d'El Gringo, y glisse ses doigts agiles et en ressort un bulot ! Oui, un bulot !

Rappelons que le bulot, aussi appelé buccin (Buccinum undatum , Linnae 1758) appartenant à la classe des Gastéropodes, à l’ordre des Néogastéropodes et à la famille des Buccinidés , est une espèce très répandue des eaux tempérées et froides des mers du Nord que l'on consomme couramment avec de la mayonnaise. Nos regards se tournent immédiatement vers le buffet de hors d'oeuvre sur lequel est posé un plat de bulots. L'origine du larcin est évidente.

Notre étonnement est sévère. Que fait El Gringo avec un bulot dans la poche ? Nous nous perdons en conjectures. GCM, porté sur les affaires, trouve immédiatement une explication économique évidente, en imaginant que El Gringo a vu son pouvoir d'achat fondre à un tel point qu'il est obligé de voler dans les restaurants ! Ce bulot sera peut-être son unique diner de ce soir ?

Aussitôt, GCM me demande si nous ne devrions pas glisser discrètement un billet de dix euros dans la poche du perfecto afin d'aider El Gringo à se sustenter. Ce serait une manière délicate d'aider notre camarade, sans l'indisposer. Nous l'imaginons, trouvant le soir même ce billet glissé dans sa poche, les yeux embués de larmes de reconnaissance, puis se précipitant chez ED s'acheter un paquet de pâtes et une boîte de steaks hachés congelés !

Pour ma par, compte-tenu de ma profession, le doute m'assaille. Et si El Gringo avait voulu se livrer à quelques pratiques coupables avec ce gastéropode marin ? Est-il buccinophile ? Suis-je par le plus grand des hasards confrontés à une paraphilie jusqu'alors inconnue : la buccinophilie ! Moi qui rêve de puissance et de gloire, je m'imagine immédiatement réalisant une monographie sur ce sujet et la publiant dans les plus grands journaux de recherches ! Toutefois, comment lui en parler ? Comment amener El Gringo à me parler de sa buccinophilie ?

Le sujet, de par son évidente intimité, n'est pas facile à aborder et ce d'autant plus que je ne suis qu'à moitié sur de mon interprétation. GCM peut avoir raison en invoquant des problèmes financiers. Difficile de dire à El Gringo que je sais qu'il entretient une relation intime avec un bulot. Cela le pourrait le gêner horriblement. Et puis il pourrait me rétorquer que tel n'est pas le cas, que j'ai les idées mal placées, et qu'avoir un bulot dans la porche est une vieille coutume gersoise sensée porter chance. Car El Gringo vient du Gers ! Pour le coup, c'est moi qui aurait l'air idiot et de plus totalement inculte en ayant ignoré cette coutume folklorique du sud-ouest.

La présence de ce bulot dans sa poche reste mystérieuse. Alors qu'en dire ? Suis-je à la veille d'une découverte bouleversante pour la psychologie, El Gringo a-t-il simplement des problèmes financiers ou n'est-ce qu'une coutume gersoise ancestrale ?

Après le zurnisme, ma fabuleuse profession m'entraîne aujourd'hui encore aux confins de l'étrange vers la buccinophilie.