15 février, 2013

Une histoire de Philippes - 6


De plus, s’agissant de toutes les addictions, on sait que chacun doit trouver des limites. Or manifestement, mon nouveau patient n’était pas prêt de se retrouver à la rue. Compte-tenu du prix des véhicules que j’avais vus dans la cour et des objets entassés dans les divers salons, il disposait de moyens substantiels pour se maintenir dans une économie adolescente propre à lui cacher la dure réalité.

J’avais dès le départ tenté de structurer les entretiens mais ce n’était pas facile. Dès qu’il en avait envie, il se saisissait d’une télécommande pour me montrer tel ou tel concert voire une fois un documentaire sur les ours. J’avais toutes les peines du monde à canaliser son attention, je pense qu’un patient de douze ans aurait été capable de plus d’attention. J’ai plus d’une fois eu envie de claquer la porte en exigeant de lui plus de sérieux mais je me suis accroché en me promettant d’obtenir des résultats. Je crois que je n’ai jamais joué les sauveteurs mais que j’ai commencé à prendre cela comme un jeu entre nous. Je me disais parfois, en constatant les efforts qu’il faisait pour me détourner de mon but « c’est ça prends moi pour un crétin, on verra qui sera le plus malin ».

Parce que pour lui, il suffisait qu’il paye la séance pour avoir l’impression qu’il avait consulté un psy et fait son devoir. L’idée de devoir s’investir émotionnellement lui semblait un peu hors de propos. On se voyait chaque semaine et il se disait qu’il avait fait une démarche même si dans les faits, son seul but était de transformer nos entretiens en séances de jeu. Il ne faisait que se donner bonne conscience et rien d’autre. Je restais relativement souple, lui faisant croire que je jouais son jeu puis subitement, je le recadrais, le replaçais sur les rails et là, il riait en me disait que j’étais incroyable. De fait, je lui donnais chaque semaine des « devoirs » à faire après avoir obtenu son accord.

Je tenais à ce qu’il ait une sorte de programme d’activités quotidienne afin que chaque jour, ne fut-ce que pour une demi-heure, il ait rendez-vous avec la vie. Je vérifiais scrupuleusement qu’il ait accompli ces tâches. Et quand il ne l’avait pas fait et n’avait aucune excuse valable, il voyait à mon regard ce que j’en pensais. Je lui disais gentiment que tout ce que nous faisions ne servait à rien et qu’il vaudrait sans doute mieux que nous allions papoter au café, qu’il n’était pas prêt pour le travail qu’il voulait entreprendre. Il détestait que je lui dise cela. Dans ces cas là, je voyais son orgueil mis à mal et il se défendait. Je tenais bon en le renvoyant juste à es responsabilité en évitant de le juger. Qu’il se juge lui-même me suffisait. Il fallait à tout prix qu’il puisse utiliser sa stratégie favorite, consistant à se faire passer pour un gentil bon-à-rien mais tellement brave qu’on pouvait tout lui pardonner.

Finalement, il n’y avait que les courriers d’avocats qui le faisaient vraiment revenir dans son monde réel. Je crois que ses passages dans le cabinet du juge aux affaires familiales lui avaient procuré à chaque fois l’impression d’être soumis à une séance d’électrochocs. Face au juge, sa stratégie ne marchait plus. Brave type pu non, circonstances atténuantes ou pas, il filait doux parce qu’il avait compris que le juge le traitait en justiciable et rien de plus. Quant il relatait ces difficiles entrevues et qu’il s’emportait contre le juge, à tort ou à raison concernant le fond de l’affaire, mais toujours à tort s’agissant de la forme, il manifestait le fait qu’on aurait du le traiter en petit prince et non comme un vulgaire justiciable.

Je lui disais alors qu’il me faisait penser à ces élus qui une fois dans le cabinet du juge d’instruction semblent se souvenir qu’ils sont de simples citoyens quelles que soient leurs fonctions électives. Petits roitelets jetés à bas de leurs trônes, les voici qui se plaignent alors de ce qu’encours pourtant le commun des mortel. Pour Philippe, c’était pareil à chaque fois. L’immixtion de la justice dans sa petite vie de grand adolescent lui faisait une piqure de rappel le coupant momentanément de ses phantasmes de toute puissance. Il n’était plus le petit roi qui gérait ses frustrations à coups d’achats compulsifs ou à grandes rasades de whisky mais un individu lambda, un minuscule Zeus chassé de sa petite Olympe à coups de pied aux fesses.

De fait à chaque courrier d’avocat qu’il recevait, il attendait le vendredi avec hâte afin de le me tendre l’enveloppe fébrilement en me demandant ce que j’en pensais. L’idée de perdre sa femme définitivement en même temps qu’un gros paquet d’argent le sortait de sa torpeur adolescente et il redevenait adulte. Finalement, tout ce qui représentait le monde adulte lui faisait peur. Qu’il s’agisse d’un courrier d’avocat, ou de sa banque, ou encore des impôts, j’étais mis à contribution. C’était d’un secrétaire particulier dont il aurait eu besoin. Bacheliers brillant puis étudiant sans problèmes, il avait toujours utilisé ses facilités pour s’en sortir.

Comme tout cela l’angoissait, je l’aidais mais en exigeant toujours qu’il fasse en premier des démarches. Comme je l’ai souligné, je n’avais nulle envie d’agir en sauveteur. Pourtant, un jour en « me prenant par traitrise », il avait installé sur sa grande table de salle à manger tout un tas de documents afin de faire sa déclaration d’impôt. Et à peine avais je passé le seul qu’il m’avait demandé de l’aider. J’avais été très ferme en lui expliquant que je ne refusais pas de lui donner un coup de main mais qu’il devrait collaborer avec moi. C’est ainsi que la semaine suivante, il avait effectivement classé tous les documents et obtenu ceux qui manquaient. Nous avions alors passé deux heures à remplir les champs de sa déclaration d’impôt. Cela n’avait rien de compliqué. Mais c’était étonnant de voir ce type pourtant brillant peiner sur un simple document administratif. L’idée d’effort, fut il minime, le révulsait. S’il n’aimait pas quelque chose, il tentait soit de le faire faire par quelqu’un d’autre soit, il ne le faisait pas, se contentant ensuite de boire pour s’abrutir et faire taire sa mauvaise conscience.

Bien que cette démarche soit très étonnante dans un cadre thérapeutique, ce n’était pas dénué d’intérêt puisque cela lui avait permis de voir que ce n’était pas compliqué. En faisant ce genre de démarches, il avait réalisé qu’il n’était pas un enfant dénué de compétences dans un monde d’adulte mais un adulte comme les autres et qu’au pire, quand il ne savait pas quelque chose, il suffisait de le demander à qui de droit. C’est ainsi que même si j’avais plus joué le expert-comptable que le psy ce jour là, de son côté je dois admettre qu’il avait fait preuve de sérieux et de compétence : c’était une petite victoire. De toute manière, vu l’état de ses affaires depuis deux ans, il m’appartenait de le remettre à flot afin d’entreprendre quelque chose de plus sérieux d’un point de vue psychologique.

Sans qu’il le sache, j’appliquais tout simplement le modèle d’auto-apprentissage de Bandura. Cette théorie entre le cadre plus large de la théorie sociale cognitive (TSC). La TSC stipule que le fonctionnement humain est le produit d’une interaction dynamique et permanente entre des cognitions, c’est à dire des pensées, des comportements et des circonstances environnementales. Dans ce modèle de « causalité triadique réciproque » l’individu est à la fois le producteur mais aussi le produit de ses conditions d’existence. En 1986, Bandura expose ainsi son modèle de causalité triadique réciproque » en précisant que la personne P par ses comportements C agit sur son environnement E, lequel agit en retour sur lui-même. La TSC fournit un cadre théorique pour l'étude de l'auto-efficacité. Selon cette théorie, le sentiment d'auto-efficacité constitue la croyance que possède un individu en sa capacité de réaliser ou non une tâche ; plus grand sera ce sentiment d'auto-efficacité, plus élevés sont les objectifs que s'impose la personne et l'engagement dans leur poursuite. C’est un modèle simple mais d’une efficacité redoutable. En permettant à Philippe de constater que ce qu’il redoutait tant, les tâches administratives, n’avait rien de compliqué mais nécessitait juste un peu de patience, je lui avais redonné confiance en lui. D’ailleurs, ce jour là, il avait été particulièrement ravi du résultat. Comme disait ce cher Sénèque, ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles.