21 février, 2013

Une histoire de Philippes - 9


Je sais que pour ma part, même si je ne refuse jamais de mettre mon obligation de moyens au service d’un patient, j’exige toujours que l’on soit à deux dans le bateau parce que je n’ai pas envie de ramer seul. Rien de pire d’ailleurs que ces patients venus consulter à la demande expresse d’un proche. Ils viennent une fois, en m’assurant que tout va bien et qu’ils gèrent parfaitement leur addiction, que ce n’est pas si grave que ce qu’en dit la personne leur ayant intimé l’ordre de me consulter. Je leur parle franchement et je leurs dis toujours que mon cabinet leur est grand ouvert en cas de problèmes. Mais je n’exige jamais, ni ne mets la moindre pression pour leur faire rependre un rendez vous s’ils ne le veulent pas au fond d’eux-mêmes. D’ailleurs quand une personne m’appelle pour prendre un rendez-vous pour un tiers majeur, j’explique toujours que la personne est adulte pour le faire par elle-même en cas de besoin. Et quand on m’explique qu’elle ne le fera pas, j’explique juste que le moment n’est pas encore venu et que nous voir ne servirait à rien. Il m’est ainsi plusieurs fois arrivé de recevoir des alcooliques qui avaient mon numéro depuis plus d’un an mais n’avait pas jugé utile de m’appeler plus tôt.

Si la consommation de Philippe restait toujours trop importante, elle était devenue suffisamment « raisonnable » pour qu’il ne se comporte plus comme une épave lorsqu’il sortait. Certes, il n’était pas tiré d’affaire mais déjà bien plus présentable. Si j’avais voulu faire des statistiques, je pense que je me serais dit à cette époque que nous étions parvenus à la moitié de nos objectifs. Il restait encore le cas de ses enfants. Car, en grand sensible qu’il était, presque féminin dans ses attachements, il nourrissait envers ses enfants un amour incroyable. Il aurait voulu qu’ils soient plus présents. Mais outre le fait qu’il soit un père certes gentil mais peu structurant, son problème d’alcoolisme l’avait rendu absolument infréquentable ces dernières années. Ses trois enfants s’étaient, sinon détachés de lui, du moins tenus à distance. Et si ses fils sans doute plus stoïques car plus âgés, n’hésitaient pas à venir le voir, la plupart du temps en profitant pour lui soutirer quelques centaines d’euros dont ils avaient besoin, c’était sa fille cadette qui lui manquait. Il n’est jamais facile pour des enfants de se tenir émotionnellement à l’abri d’un divorce sans prendre fait et cause pour l’un des deux parents. Et dans ce cas, force était de reconnaître que si l’ex-épouse de Philippe avait une vie normale et structurée, propre à rassurer leurs enfants, Philippe passait pour le dernier des derniers.

Ceci étant, je n’ai jamais su pourquoi elle le fuyait ainsi. Certes, l’alcoolisme de son père et le triste tableau qu’il donnait de lui n’étaient pas très agréables mais sa fille ne disait rien, se tenait à distance, ne lui faisait pas même un reproche. De son côté, Philippe tentait tout pour la récupérer affectivement. Je me souviens ainsi qu’il m’avait montré la carte d’anniversaire qu’il voulait lui envoyer ainsi que la somme délirante qu’il tenait à lui donner pour son anniversaire. Quand il m’avait demandé ce que j’en pensais, je lui avais répondu qu’il ne l’achèterait pas ainsi et que peut  être qu’en retrouvant un peu de dignité, il aurait de meilleurs résultats.

Parce que c’était cela la grosse technique de Philippe l’alcoolique pour soutirer l’affection des gens contre leur gré. Il était présent, toujours présent et même trop présent, n’hésitant jamais à rendre un service afin de clamer haut et fort « regardez comme je suis gentil alors ne me faites pas de reproches ». Si on avait voulu croquer Philippe de manière caricaturale, il aurait pris les traits d’un gros chien remuant un malhabile, plein de poils, la langue baveuse et faisant la fête. Avec ses cheveux un peu longs et rarement coiffés et sa grosse moustache mal entretenue, il avait tout du briard même son caractère puisque l’on dit de ce chien qu’il est joueur et affectueux. C’était cela la caractéristique première de Philippe, le comportement d’un gros chien affectueux, toujours gentil et ne comprenant pas qu’on puisse le houspiller quand il avait fait ses besoins sur la moquette. Sa gentillesse et ses largesses auraient du excuser tout le reste.

S’agissant de ses enfants, il me semble que ses relations avec ses fils s’étaient quelque peu améliorées. Sans doute, qu’étant plus âgés, ils avaient constaté de vrais changements chez leur père. Et si tout n’était pas réglé, ils avaient sans doute suffisamment de maturité pour comprendre que les quelques efforts qu’il avait faits, lui avaient vraiment coûtés. En ce qui concerne sa fille, je n’ai jamais su s’ils s’étaient vraiment retrouvés. D’après lui, son épouse avait fait en sorte de le faire passer pour un monstre. Je ne l’ai jamais vraiment cru ans la mesure où il était le seul artisan de sa déchéance. Sans doute, que sa fille ayant constaté elle-même la dégringolade inéluctable de son père, elle lui en tenait rigueur. J’avais proposé à Philippe de la recevoir. Dans la mesure où elle était majeure, c’était possible. J’aurais fait en sorte de comprendre ce qu’elle ressentait de négatif pour son père tout en lui précisant qu’elle aurait été précieuse dans le mécanisme thérapeutique dans la mesure où elle comptait tant pour lui. Je n’ai jamais su si Philippe lui avait proposé mais le fait est que je ne l’ai jamais vue. Je m’en suis un peu voulu de ne pas avoir insisté pour la contacter car elle aurait été une alliée précieuse. Je crois que je lui aurais dit qu’elle et moi savions à quoi nous en tenir concernant son père mais qu’une chose était sure : il l’aimait plus que tout.

Voilà un peu le discours que j’aurais tenu si j’avais tenté la chose. Non pour la faire culpabiliser mais simplement pour lui faire comprendre qu’à vingt ans on peut être parfois définitif dans ses jugements mais qu’il n’est pas si facile de juger autrui. Son père, je le connaissais intimement et tout ce qu’il ne m’a jamais dit, je l’ai deviné par ses silences. Bien qu’il ait été plus âgé que moi, j’ai toujours pensé que c’était quelqu’un de brillant d’attachant doublé d’un « sacré petit con manipulateur ». Et quand il arrivait qu’il me pousse à bout, je ne me cachais pas pour lui dire ses quatre vérités. J’aurais compris que sa fille agisse de même.

Même si souvent, je m’en suis voulu de ne pas être assez ferme, aussi ferme que je l’aurais voulu dans mes rêves de « psy tout puissant », je sais que l’humilité et la réalité m’obligent à reconnaître que le cas était lourd et que je ne pouvais sans doute rien réparer convenablement mais tout juste « bricoler » pour que « cela tienne » encore quelques années. Il aurait fallu de la part de Philippe de meilleures prises de conscience. Je pense qu’au fond de lui, il les avait faites mais qu’il avait pris l’habitude de vivre ainsi et qu’il s’en trouvait bien. C’était devenu une sorte de « permissionnaire » au long cours, se tenant assez loin de la vie. Il voulait juste que les choses s’améliorent un peu mais pas qu’elles changent véritablement. Je crois qu’il était heureux de sa vie de dilettante. Après avoir tellement lutté contre ce qu’il était, il était parvenu à une sorte de détachement philosophique. Désormais il vivrait comme il l’entendrait.  En s’éloignant du spectre dépressif, il était devenu épicurien à sa manière.