14 avril, 2008

Les marginaux !


Lorsque j'avais quatorze quinze ans au début des années quatre-vingt, de petits groupes de rock se produisaient à la salle des fêtes de ma commune. Comme nous étions une bande de croquants ignorants et désargentés, nous allions de temps en temps écouter l'un de ces petits groupes.

C'était la bonne époque. Tout le monde clopait et si le groupe était médiocre, il y avait toujours un rocker à banane pour balancer sa canette de Kro dans la tronche du chanteur. C'était une ambiance très deep south. Depuis bien sûr, on a tous appris que la clope tuait et que l'alcool était à consommer avec modération. Il n'y a donc plus de concerts de ce genre. Et pourtant dans ma banlieue nombre de ces petits gars s'en sont plutôt bien sortis. Ils allaient tous se fournir chez Helbert Musique en guitares et amplis. C'était la bonne époque où pour être un semblant de pro, il fallait gratter ses trois accords sur une Stratocaster ou une Epiphone comme les vrais !

L'un de ces groupes, qui changea trois fois de nom, excellait dans une sorte de rock qu'on nomme le doo-wap. Ca parlait de filles et de bagnoles, c'était simpliste mais on était en pleine sixties revival. Et puis comme nous étions jeunes et bêtes, on trouvait cela rigolo. J'ai tenté de retrouver la trace de ce groupe mais je ne suis pas sûr que le chanteur, qui était un gars de chez nous, serait ravi de constater qu'un de ses disques est régulièrement programmé sur Bides-et-musique.

Ce groupe était plaisant et le chanteur, individu original s'il en est, possédait plusieurs dizaines d'américaines. Il avait une petite dizaine années de plus que moi. Autant vous dire qu'un mec de vingt-six ans quand vous en avez quinze, c'est une sorte de dieu vivant, puisqu'il est adulte, vote et surtout possède le permis de conduire. Nous étions jeunes et bêtes alors les Chevrolet Camaro, Ford Mustang et autres Pontiac GTO, nous faisaient rêver.

C'était les années quatre-vingt et ici en France, un jeune venant d'avoir le permis pouvait s'offrir une Renault 12 ou alors une 17 s'il voulait se la péter. S'il avait des goûts de garçon coiffeur, il y avait la Bagheera ou la Fiat X1.9 ! Bref comme aujourd'hui, la France c'était la misère. C'était un peu l'Union soviétique, sauf qu'on ne le savait pas parce que c'était tout de même plus sympa que Berlin Est. Nos Trabant à nous étaient fabriquées à Billancourt et des trucs aussi stupides que des lève-vitres électriques étaient un signe extérieur de richesse, uniquement disponibles sur les très hauts de gamme.

J'ai recroisé le chanteur récemment tout à fait fortuitement dans le cadre de mes pérégrinations électorales. L'ayant trouvé intéressant, je l'ai invité plusieurs fois à la maison. J'ai pu constater qu'il avait mis à contribution les vingt-sept années durant lesquelles je n'entendais plus parler de lui, pour lire énormément et acquérir une excellente culture. Il est resté tout aussi original ce qui est excellent dans une soirée puisqu'il faut toujours des personnages hauts en couleur. Si vous n'invitez que des comptables et des ingénieurs, vous vous faites vite chier. Il faut toujours pour que la soirée soit réussie, quelques originaux pour bousculer le petit monde des gens installés. Et Jeff ce chanteur est génial pour cela. Il a un côté empêcheur de tourner en rond très sympathique. Il sait déranger les gens en les respectant.

Vendredi soir, je retrouve mon pote Nono (il serait ravi que je le surnomme ainsi !) au rade que je fréquente. Normalement ce soir là, nous avons une réunion politique. Comme on s'y trouve bien, j'appelle Olive, mon ami riche qui a réussi et roule en Touareg pour lui demander s'il veut passer. C'est Dave qui répond sur son portable et me dit que l'on peut passer chez Olive. Nous réglons nos consos. Quinze minutes après nous sommes chez Olive. GCM nous y rejoint et comme le proverbe dit que plus on est de fous, plus on rit, j'appelle El Gringo qui passera par la suite. Et bien sûr je téléphone aussi à Jeff, qui ne faisant pas grand chose comme à son habitude, est ravi de nous rejoindre.

Tant et si bien que Nono et moi n'irons pas à cette réunion politique. C'est très mal mais comme on sent que notre petite soirée improvisée risque d'être très sympa, il ne sert à rien d'aller s'emmerder à cette réunion. Et puis, comme nous sommes des petits gars brillants, on peut laisser les autres prendre de l'avance, nous on rattrapera ensuite. Et puis, bon la politique ça peut devenir gavant à la longue. La soirée bat son plein et tout se passe fort bien. On tise gentiment en papotant de choses et d'autres. Il y a des choses graves comme le cancer d'un ex-copine et des trucs heureusement plus rigolos. Je vous dis cela pour vous convaincre, que nous ne sommes pas forcément une bande de types stupides passant leur temps à rigoler de trucs sans intérêts.

A un moment donné, voyant Jeff pérorer devant l'auditoire, j'éprouve l'envie de le titiller un peu. Me rappelant une conversation qu'il avait eue, la semaine passée avec mon pote pilote, individu tout aussi improbable, je décide de lui en parler. Pour l'emmerder un tout petit peu, je commence ma phrase par "Vous les marginaux, c'est étonnant que, etc.". Qu'est-ce ce que je n'ai pas dit !

Jeff se cabre et me dit qu'il est triste qu'un ami puisse le traiter de marginal. Moi, je me défends en lui disant qu'être marginal, c'est être à la marge et qu'on est dans les statistiques et non dans le jugement de valeur. Je rajoute qu'il interprète mes paroles et que je pourrais aussi en prendre ombrage. Comme parler à Jeff quand il est lancé, est à peu près aussi utile que de pisser dans un violon, il ne m'écoute pas et poursuit.

Ceci dit, ce qu'il développe est intéressant et je suis toujours aussi étonné de constater que ce type qui n'a sans doute pas fait d'études, puisse avancer des thèses bien plus passionnantes que bien des confrères surdiplomés. Comme quoi, je suis victime du système puisqu'en écrivant cela, j'en viens à vous avouer que je révère les diplômes d'état. Ce qui est stupide bien entendu puisqu'un diplôme d'état ne donne aucun gage d'intelligence. Comme disait Pinel, fondateur de la psychiatrie, je suis victime de la bouffisssure doctorale ! J'écoute Jeff religieusement, tout en le contrant de temps à autre, histoire de lui montrer que ce n'est pas parce ce qu'il me dit est intéressant que je suis un soumis.

Il m'explique donc que le traiter de marginal consiste à employer un terme qui enferme et exclut. Il développe ensuite ce que lui pense du terme marginal en expliquant que c'est un terme qui stigmatise l'individu en l'assignant à résidence. Il poursuit ensuite en disant que pour lui le marginal est doublement insultant dans la mesure où le marginal ne fait rien et devient de ce fait, un individu privé de potentiel érotique. Le marginal ne produisant rien, ne servant à rien, on ne peut l'envier ni le désirer. Or, explique-t-il, lui malgré sa vie "chaotique", s'est tapé de superbes nanas et plait encore beaucoup. Il s'ensuit qu'il considère cet épithète comme nul et non avenu le concernant.

Puis, il va plus loin en m'expliquant que traiter quelqu'un de marginal, c'est enfermer l'autre, ce qui en soit ne serait pas grave. Mais, explique-t-il, c'est surtout se donner bonne conscience en s'attribuant sans l'exprimer le rôle de la personne intégrée. Ainsi, me dit-il, lorsque je le traite de marginal, j'exprime sans le dire que je suis moi-même intégré cherchant sans doute par-là même à me rassurer. Le nommer, c'est calmer mes angoisses. C'est m'assurer que la voie que j'ai choisie, très convenue, est bien ce que je voulais effectivement faire. Nommer l'autre de marginal, c'est m'assurer que mes choix furent bons et restent justes et m'éviter tout questionnement.

Une fois que Jeff est lancé, c'est très dur de l'arrêter mais, même s'il y a boire et à manger, c'est toujours intéressant. C'est un type créatif. Il poursuit encore quelques minutes ainsi et se calme enfin. J'ai entendu un développement intéressant, un point de vue intelligent. Bien sûr, il ne s'applique pas à moi, dans la mesure ou j'ai fait exprès de le traiter de marginal. Et puis, pour moi, marginal, ne veut pas dire tocard mais simplement à la marge. Souvenons-nous que "parfois un cigare n'est rien d'autre qu'un cigare", c'est aussi une bonne manière de pratiquer la psycho en évitant les non-dits et les sous-entendus stupides. La soirée s'achève fort tard de manière sympathique même si je perds vingt euros dans un pari stupide parce que je suis persuadé que les chasseurs qui attaquent le village viet dans Apocalypse Now sont des F105 alors que ce sont des F5. Ce chacal de Jeff s'y connait bien en avions de combat et il avait raison.

Pourquoi vous parler de tout cela, me direz-vous ? Et bien, il se trouve que mon premier rendez-vous de l'après-midi, me posait ce type de problèmes. Il s'agit d'un jeune type de moins de trente ans, musicien de profession et ancien héroïnomane. Parce qu'il ressent le besoin de prendre un médoc que ne lui prescrit pas son médecin, il se le procure sur un marché parallèle. Est-ce bien ou mal, je n'en sais rien même si visiblement cela lui réussit. En tant que sujet agissant, il a décidé que ce qui serait bon pour lui, c'est de s'automédiquer quelque soit ce que pense son médecin de son attitude.

Comme son médecin est du genre hyper protecteur, il sait qu'il va se faire engueuler lorsqu'il lui dira. Et ce matin, il m'a parlé de cela, il avait peur de se faire méjuger. Pour lui, prendre ce médoc, c'est tenter d'aller mieux mais il a peur que son médecin n'y voie qu'une énième tentative de se défoncer. Pour ma part, bien que n'ayant pas à me prononcer sur un traitement médicamenteux, je pense qu'il agit au mieux de ses intérêts et qu'il lui échoit d'expliquer à son médecin, pourquoi il a recours à ce produit et quel résultat il en obtient. A un moment, il m'explique qu'il n'a pas envie de passer pour un marginal même s'il conçoit en être un et que cela le désole. Bien entendu, tout ceci me rappelle la discussion que j'ai eue avec Jeff.

Et donc, moi de restituer à ce cher patient l'excellent débat que j'ai eu avec ledit Jeff concernant ce terme de "marginal". Je lui explique donc que de mon point de vue, marginal signifie être "en marge" ce qui n'est réellement ni bien ni mal même si on peut en concevoir une souffrance. Puis, je l'entretiens de la défense de Jeff concernant ce terme qu'il a jugé choquant. Et manifestement, cela lui parle et il comprend ce qu'il a voulu dire. Mon patient agrèe et la notion de potentiel erotique lui parle, en tant que musicien.

Cette théorie sur l'érotisme lié à la marginalité peut aussi être le moyen de se souvenir de la dualité que Platon propose dans le Banquet : soit un Éros vulgaire tel qu'on le définit habituellement, qui pousse les hommes à la légèreté et au libertinage assez vain, soit un Éros céleste, qui est la voie permettant le passage du sensible au suprasensible, du monde inférieur au monde supérieur des idées. Le marginal dénué de potentiel érotique qui effraie Jeff serait dès lors le Eros vulgaire et vain.

Cet éros platonicien céleste, à cheval entre le divin et l'humain, constitue un intermédiaire permettant d'éveiller l'attrait de l'âme vers le monde supérieur. Et dans ce cas, quel meilleur moyen que la musique, profession de mon patient, pour symboliser cette voie de l'homme vers Dieu. En outre, c'est aussi une notion qui permet de prendre en compte l'hypersensibilité que l'on note souvent chez ce type de patients mal intégrés tout en étant nantis de qualités véritables, en rajoutant la problématique que constitue la canalisation de cette sensibilité vers un but.

Très en verve, je continue à monologuer sur ce sujet et les théories que je développe font écho chez mon cher patient qui s'y retrouve. Il conçoit dès lors que sa marginalité puisse être un fait avéré sans que pour autant il soit privé de qualités réelles. La marginalité dont il souffre résulterait donc éventuellement d'une position inconfortable résultant d'un non choix entre une voie vulgaire de jouisseur à la petite semaine et celle céleste de celui qui cherche Dieu.

Sa peur de la marginalité est peut-être sa crainte de ne jamais résoudre cette dualité en se sachant capable de toujours sombrer du côté de l'Eros jouisseur et vain, qui ne fera rien de sa vie. Il trouve sans doute une nouvelle manière de se définir, un nouveau chemin qu'il va pouvoir emprunter afin de travailler sur lui-même, afin de faire un choix entre l'éros vulgaire et l'éros céleste. La métaphore est amusante et définit assez bien sa situation de type talentueux ne faisant pas grand chose.

J'ai donc perdu vingt euros avec ce pari stupide mais cela m'a permis de gagner une assez jolie théorie qui "parle" à certains. Et je ne vous dis pas, quand je remettrai le sujet sur le tapis en reparlant de marginalité. Je crois que là, le Jeff, je vais l'assassiner ! Par contre, j'ai intérêt à parfaitement mettre en place ma théorie parce que l'adversaire est coriace. Putain, ce que c'est bon d'avoir des lettres !

2 Comments:

Blogger Sylvain JUTTEAU said...

Ca me rappelle quelques échanges sur ce même blog au sujet de la mode et des marques.

Un marginal regarde avec compassion les consommateurs de marques, esclaves désorientés.

Si c'est un choix, la marginalité est une noblesse.

14/4/08 5:24 PM  
Blogger philippe psy said...

Très juste !

15/4/08 2:13 AM  

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