15 mai, 2009

J'ai peur !


Je reçois depuis peu un jeune énarque qui a le grade d'administrateur civil. Pour moi, c'est un enfant, un gros bébé de vingt-six ans. Mais un enfant à qui on a offert un fusil d'assaut à Noël. Je comprends mieux encore ce qui est arrivé au jeune Fabrice Burgaud.

De la même manière qu'une arme permet de se sentir tout puissant et ne favorise pas la négociation, certains diplômes, dans la mesure où ils vous propulsent immédiatement vers les sommets, ne forcent pas à la remise en cause.

Ainsi, "puisque j'ai une arme, je suis le plus fort et tu fermes ta gueule" pourrait de nos jours se muer en, "puisque j'ai fait l'Ena, j'ai donc raison et tu te tais". Il semblerait que dès qu'une école est affublée de l'épithète "Nationale", elle produise en série des petits Saint-Just.

Face à jeune énarque, il est certain que côté capacité de travail, je ne tiens pas la distance. D'ailleurs le dernier qui m'a vu bosser durement doit avoir une longue barbe blanche. Je suis d'avis que l'on ne fait bien que ce qu'on aime et que ce qu'on n'aime n'est pas vraiment du travail. Petit je pouvais jouer des heures avec mes Légos et je continue aujourd'hui avec mes patients.

Apprendre par cœur la liste des présidents du conseil de la quatrième république n'est pas un truc pour moi, pas plus que m'entrainer à la note de synthèse, exercice bête s'il en est, aussi n'ai -je jamais eu le profil pour Sciences-Po ou l'ENA. Après avoir usé mes fonds de culotte sur les bancs des facultés et sur la moleskine des banquettes de cafés, j'ai donc abordé la vie professionnelle sans grand espoir. A moins de faire "la pute" dans les élections ou d'amasser de l'argent dans le négoce, je n'aurais jamais rien fait de fabuleux. Cela ne m'a jamais dérangé.

J'écoute donc depuis quelques temps mon jeune énarque et il m'impressionne terriblement. Carré, sûr de lui en apparence, aucun sujet ne lui échappe. Mais ce que j'apprécie le plus, c'est sa certitude ! Il a la certitude du Saint-Cyrien qui chargerait sabre au clair pour faire massacrer sa section parce qu'à l'école on lui a expliqué que c'était ainsi qu'il fallait faire et non autrement.

Mais là, où le cyrard aura au moins la sagesse de s'en tenir au métier des armes, le jeune énarque aborde avec un égal ravissement et la même certitude tous les pans de l'activité humaine. En fonction de son rang de sortie, il aura le droit à différents choix. Qu'il aime l'économie, bien qu'il n'ait jamais lu un seul livre traitant du sujet, et il atterrira au ministère des finances. Qu'il ait la fibre sociale et le voilà qu'il tripatouillera dans la mécanique complexe de l'aide sociale.

Ses idées empruntées généralement à d'autres, qui eux-mêmes les tiennent de prédécesseurs, qui eux-mêmes, etc., lui tiennent de vadémécum. Il existerait une sorte de kit républicain, une petite valisette, une marmotte comme l'appelle les représentants de commerce, dans laquelle tiendraient tout ce qu'il faut savoir pour administrer un pays. Dans ce kit tout-en-un figure toute ce qui est beau bien et vrai. Et il ne semble pas admissible qu'on puisse remettre en cause cette doxa. D'ailleurs mon jeune énarque n'y songe même pas. Il y a par exemple dans petite mallette, le "système-social-que-le-monde-nous-envie" par exemple.

Un jour mon jeune énarque qui vient d'une province un peu déshéritée se lamentait du fait qu'il y ait de moins en moins de médecins dans ces confins. Il m'expliqua alors que s'il avait choisi le ministère de la santé, il aurait caressé l'idée que l'installation d'un médecin soit soumise à l'approbation d'une commission administrative, laquelle désignerait où peut ou non pratiquer le candidat.

Ma profession aurait voulu que je reste sur ma réserve mais ce jour là j'ai bondi. Je lui ai dit que les médecins avaient aussi le loisir de s'installer sous des cieux plus cléments parce que, où que l'on soit la médecine restait la même. Et, qu'à moins qu'il ne se décide à leur confisquer leurs passeports, ces médecins pourraient bien choisir de s'exiler. Le pauvret n'y avait pas pensé. Sans doute que son cursus sans faute l'avait habitué à ne voir dans l'individu, au mieux qu'un citoyen tenu de marcher dans les clous, au pire qu'un agent économique, que l'on pourrait déplacer comme un petit drapeau sur une carte d'état-major.

Je lui ai alors glissé que si on annulait les réformes idiotes que les générations d'énarques précédentes avaient mises en oeuvre, il se pourrait que l'on ait suffisamment de médecins pour couvrir tout le territoire. Le jeune commissaire politique ne semblait pas avoir entendu parler du numérus clausus imbécile ni même de la réforme Juppé ayant envoyé des vagues de vieux généralistes au rencard. Sans doute a-t-il trouvé mon idée judicieuse mais j'ai bien vu dans ses yeux que cela lui déplaisait. Accepter un système qui marcherait sans lui était une forme de suicide social.

J'ai pu l'aider pour certaines choses mais je sens qu'il ne m'aime pas. Je n'ai pas besoin de lui, ni de sa caste et il le ressent fortement car il est brillant. C'est une drôle de manière de pratiquer une thérapie que d'aider quelqu'un qui ne vous aime pas parce que vous représentez tout ce qu'il abhorre : la liberté et le je-m'en-foutisme aimable.

Je me demande aujourd'hui si je dois pousser plus loin. Si je pousse plus loin, il sera forcé d'admettre qu'on lui a menti. Mais je ne suis pas sûr d'y arriver. C'est un peu comme avec les communistes actuels. Cent millions de morts après, ils vous disent que ce n'est pas le communisme qui est en cause mais son application.

Les adhérents à une secte sont difficiles à traiter. Je fais ce que je peux mais je le crois perdu. On a pu accuser le pauvre juge Burgaud et le rendre responsable de tout un tas de méfaits terribles. Est-il vraiment en cause ou sont-ce nos écoles nationales qui formatent et sélectionnent ainsi de futurs bourreaux ?

En onze années d'exercice, j'ai pu recevoir une foule d'individus dont certains se sont révélés parfois bizarres et complexes mais je n'ai jamais eu peur. J'ai toujours su ouvrir une porte de manière à créer une vraie relation thérapeutique, même avec des gens qui avaient fait de la prison.

Face à mon jeune énarque, je me sens aussi désarmé que face à un tueur en série sociopathe. On ne peut pas faire naître une conscience morale chez quelqu'un qui en est dépourvu. Il commettra ses méfaits jusqu'au bout et pourrait-on l'arrêter qu'il nous dirait encore qu'il n'a fait qu'obéir aux ordres et qu'il avait raison.

Deux choses me rassurent. Bien qu'il soit très intelligent, il n'est pas suffisamment malin pour entrer en politique. Enfin, je crois aussi en l'humour et parfois ses réactions à mes vannes sont encourageantes et attestent du fait qu'il soit capable de sortir du simple "comput".

4 Comments:

Blogger claudia13013 said...

Courage... la petite graine d'interrogation interne que tu sèmes en lui, a des chances de germer et de croître !
Enfin, espérons-le !

Car on est vraiment entourés d'inconscients moraux… Je sais, c'est un gros mot mais parfois, on est tellement excédé de la petitesse et de la bêtise gratuite des autres que les mots vous échappent comme la pression de la cocote-minute en surpression.

Et le problème, c'est que souvent (très, trop souvent) l'inconscient moral ne sait pas qu'il en est un.
D'ailleurs, ce sont ses "amis" qui le disent de lui, dans son dos, mais la question que je me pose est "doit-on et dit-on à un inconscient qu'il est un ? ". Car celui qui l'est et qui ne le sait pas, ne le saura jamais si quelqu'un ne se décide pas un jour à le lui dire. Tu comprends mon questionnement ? il va continuer à nous pourrir la vie tout en pensant que son attitude est raisonnable.

Bon d'un côté, il y a celui qui ne fait que traverser ma vie, rapidement, et là, je ne vais pas perdre mon temps pour lui, il n'en vaut pas la peine, qu'il reste avec sa bêtise et ses certitudes de savoir et d'avoir raison.

Maintenant, il y a le genre d'inconscient qui fait une halte chez moi, le style abonné au "je sais que j'ai raison puisqu'on me l'a seriné durant des années à l'école, dans ma congrégation, dans ma secte, dans ma section…." celui qui laisse mes tentatives d'arguments suivi de silences méprisants, alors là, voilà un ficking'connard qui a besoin de se faire remettre d'équerre.

Mais seulement si sa fréquentation va devenir raisonnablement amicale ou affectueuse... Alors là, je vais lui en mettre plein les oreilles de chapelets d'adjectifs qui devraient lui ouvrir les mirettes sur son inconscience. En espérant qu'il change de "clan" penseur… s'il en a les capacités mentales, ce qui est moins sûr, de la part d'un "enrôlé".

Mais dur dur de ne pas penser parfois qu'il a raison finalement et qu'il ne nous reste plus qu'à entrer dans le rang ou à subir. Ce serait si simple.

Douce journée à toi, sous le soleil, qui lui nous réchauffe sans penser.

16/5/09 8:53 AM  
Blogger V. said...

"petit je pouvais jouer des heures avec mon ego et maintenant je continue avec mes patients"
ça me parait plus juste
;o)

16/5/09 9:50 PM  
Blogger Unknown said...

"Est-il vraiment en cause ou sont-ce nos écoles nationales qui formatent et sélectionnent ainsi de futurs bourreaux ?"

Au bout d'une certaine durée des systèmes très typés n'attirent pas n'importe qui.
Dit plus simplement, toutes proportions gardées : On peut entrer par hasard dans la gestapo quand elle vient d'être créée, pas au bout de deux ans.

21/5/09 9:26 PM  
Blogger Unknown said...

Billet succulent.

22/5/09 9:08 PM  

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