11 avril, 2016

Les surhumains !


D'abord, j'avais voulu intituler cet article les "inhumains" tant ce je vais vous parler me laisse perplexe. Et puis, je me suis ravisé car plus que d'inhumanité, c'est de surhumanité dont il s'agit vraisemblablement. Mais de qui ou de quoi est-ce que je parle ?

Des victimes ou des proches des victimes d'attentats bien sur ! Tenez, voici peu, un attentat avait lieu à l'aéroport de Bruxelles. Deux ou trois jours après, en regardant un journal télévisé, je vois une des victimes dont la jambe droite vient d'être amputée et qui risque aussi de perdre la gauche, interrogé par un journaliste. Et que nous dit cette victime ? Qu'elle aura du mal à s'en remettre, qu'elle veut à mort aux assassins qui ont ruiné sa vie ? 

Bien sur que non, cet homme nous explique qu'il n'a pas de haine et surtout pas contre les auteurs de cet acte abominable. Amputé fémoral d'une jambe et risquant de perdre l'autre, ce surhomme, tel un Épictète des temps modernes, prend les choses avec philosophie et pratique le pardon comme moi je fume mes JPS. 

C'est la résilience exprès ! Ce sont les étapes du deuil de Kubler-Ross franchies en un temps record ; un contre la montre ahurissant qui voit tous les chronos tomber. Déni, colère, marchandage, dépression et acceptation sont traversées à la vitesse de la lumière. Hier je marchais, aujourd'hui je perds mes jambes et alors ? La vie est belle, je suis en vie et c'est le principal ! Et puis j'ai entendu dire que la C-leg d'Ottobock, le grand prothésiste allemand était une vraie merveille ! J'ai hâte de l'essayer !

Suite aux attentats de Paris, j'ai aussi été témoin des mêmes scènes. Là, le père d'une victime nous rappelait encore une fois qu'il n'avait de haine pour personne tandis que l'époux d'une autre nous serinait la même chose. Dans les deux cas, des salauds sanguinaires leur arrachait leurs proches mais eux restaient de marbre, encore capable de logique et de stoïcisme après un tel traumatisme. Mais comment font-ils ? 

Certes on a tous saisi qu'il ne fallait pas d'amalgame. On a bien compris que pour le pouvoir il y avait clairement les méchants d'un côté et les gentils de l’autre et que d'ailleurs les méchants étaient eux aussi des victimes mais pas des bombes, de la société. D'ailleurs Clémentine Autain, conseillère régionale IdF, nous l'a rappelé sur Tweeter : "il faut opposer à Daesh, plus de services publics, plus de solidarité".

Il n'empêche que je ne comprends pas leurs réactions à toutes ces victimes que l'on  nous montre dans les journaux télévisés. Je ne les comprends pas parce que justement le traumatisme fait de vous un pantin incapable de réflexion. Au pire on enrage, on est soumis aux émotions les plus violentes on pleur, on hurle. Au mieux, on se replie sur soi et on ne bouge pas plus qu'un animal blessé. Je me souviens quand j'avais vingt ans de la tragédie qu'a vécue la mère d'un ami quand le frère aîné s'est tué en moto. Elle s'est tue, ses cheveux ont blanchi en une semaine, elle n'a plus été la même, sa maison est devenu un mausolée et sans le secours de la religion, elle se serait suicidée. Certes, c'est dramatique mais c'est humain.

Plus près de nous, c'est André Bamberski qui enlève le Dr Krombach, l'assassin de sa fille pour le remettre ligoté aux autorités françaises. Une fois encore, même si la méthode est expéditive, je comprends aussi la réaction de cet homme, lassé de voir l'assassin de sa fille en liberté. Je suppose que sur quelques iles de Méditerranée, ce même assassin aurait juste reçu un coup de fusil sans passer par la justice. 

Si la vengeance n'est sans doute pas la meilleure des choses, on admet tous qu'elle est la voie la plus facile quand on subit une injustice tandis que la voie du pardon est très longue. Il en faut pour du temps et de la réflexion pour pardonner. Ce fut ce très long parcours qu'entreprit par exemple Michel Bourgat, dont le fil Nicolas fut assassiné en 1996 pour un simple sandwiche. Pour s'apaiser, il avait choisi la voie du pardon. Il avait relaté ce parcours dans différents journaux quelques années après ce drame. Ce sont des années qu'il lui avait fallu et non un jour ou deux.

Alors décidément je ne comprends pas ces gens victimes des attentats de Paris ou de Bruxelles. Sans doute sont ils plus humains que moi, moins soumis à leurs émotions. C'est fort possible même si c'est hautement improbable. Je suppose en revanche que derrière ces prises de position, il y ait surtout le maelstrom dans lequel ils ont été baignés immédiatement après le drame. Les petites bougies, les embrassades, les mots d'ordre plus ou moins idiots, etc., autant de signes discret de l'hystérie collective qui prenait la foule peu à peu. La colère légitime qui aurait du amener la foule à demander des explications à notre ministre de l'intérieur Cazeneuve, s'est muée en une parodie de deuil un peu grotesque, en un carnaval où la mièvrerie le disputait aux larmes de crocodiles.

Sans doute que les victimes n'y ont pas échappé. Sans doute non plus que pour certaines d'entre elles, ils 'agissait aussi d'adopter une posture 2.0 mimant le faux pardon, celui que l'on encense tellement sur les réseaux sociaux où toute forme de colère spontanée serait très mal vue, un composé complexe de pédanterie, d'infantilisme, d'insensibilité et je ne sais quoi d'autre qui transforme la victime en zombie compréhensif et acquiesçant.

Peut-être justement cette interrogation à chaud par des médias venus exclusivement recueillir des témoignages de pardon à l'exclusion de tous autres, a-t-il créé un biais statistique ne montrant que ce type de victimes ? Peut-être que face à ces médias tout puissants et prompts à chercher la faute, même chez ceux qui viennent d'être victimes d'un acte odieux, a-t-il incité ces derniers à mimer le pardon pour être absous par avance par la presse ? C'est aussi possible.

Lorsque j'en ai parlé voici peu au Touffier, il m'a avoué avoir eu les mêmes réserves face à ce trop plein d'angélisme. Pour lui, l'affaire était entendue, ces gens n'étaient pas de vrais victimes mais des comédiens payés par le système. C'est vrai que certains sites ont pu lancer de telles idées. C'est vrai que lorsque l'on prend connaissance de cela par exemple, il nous est impossible de ne pas douter à tous moments de ce que l'on nous montre. J'ai beau savoir que la théorie du complot est le passe-temps préféré de tous les illuminés, et d'ailleurs notre gouvernement nous met en garde contre cela, j'ai du mal à croire en nos élites et à la presse subventionnée. Mais bon, c'est l'avis du Touffier et pas forcément le mien.

Moi, je pense que ces gens ne sont pas surhumains. Je pense qu'on leur a donné la vedette à un moment tragique de leur existence alors même que l'émotion était à son comble sous forme d'hystérie. Je pense simplement qu'ils se sont laissés happer par ce maelstrom et que c'est cela seul qui les empêche d'être humains et de sombrer comme le ferait tout un chacun. Que les mois passent, que les choses se tassent, que les projecteurs soient mis sur d'autres faits, et ils cesseront d'être portés comme ils le sont par cette hystérie. Ils connaitront alors les étapes du deuil comme moi, l'individu lambda, je les aurais connues, si pareil drame m'était arrivé. Je pense que le climat d'hystérie relayé par ces stupides réseaux sociaux les a empêchés de démarrer leur deuil.

J'en veux pour preuve que voici quelques mois j'avais été très étonné par une nouvelle expliquant qu'une jeune femme amputée des deux bras suite à un accident de métro avait repris des projets professionnels avec succès huit mois après l'accident. Sur le coup, je m'étais demandé qui était cette espèce de déesse qui se voyant les bras tranchés au dessus du coude, décidait d'en prendre son parti et de continuer sa vie. Je m'étais alors interrogé sur mes propres capacités de résilience ! Déjà que je suis prompt à m'énerver quand je ne retrouve pas mes clés, je ne suis pas sur que je serais resté aussi calme si j'avais perdu mes bras.

Et puis, j'ai appris récemment, qu'après un retour à la vie en fanfare, pleine d'un projet qu'elle voulait mener à bien pour se prouver que justement elle serait plus forte que le sort qui l'accablait, cette demoiselle a connu une période d'intense dépression dont elle vient tout juste de se sortir. Ouf, la vie a repris ses bras avec son processus normal de cicatrisation psychologique.

Je suppose qu'il en est toujours ainsi. On n'échappe pas à la dépression quand on est frappé par le sort. Même le grand Cicéron n'y a pas échappé, lui qu'on appelait philosophe de son temps. Cela lui aura valu d'écrire Les tusculanes, un livre merveilleux qui parle justement de tout cela. Les deux premières parties, s'appellent Face à la mort, les deux suivantes Face au chagrin et le dernier Le bonheur.

C'est me semble-t-il le dur chemin que font et feront tous ceux qui sont accablés par les circonstances. Le nier c'est être fou d'orgueil.


Se livrer à une douleur sans fin, pour la perte de ses proches, est une faiblesse puérile ; n'en ressentir aucune, serait une dureté inhumaine. La meilleure manière de tempérer la tendresse par la raison, c'est d'éprouver des regrets et de les étouffer.
 Sénèque - Consolations à Helvia

04 avril, 2016

Lancer de cacahuète !


Lui, il a vingt-huit ans et c'est un patient que je reçois depuis peu. Il est venu me voir pour des angoisses terribles qui confinent maintenant à la phobie. C'est une angoisse étrange qui le saisit dans certaines occasions sociales et le met en panique. Tant et si bien qu'il se met à suer à grosses gouttes et ne peut faire autrement que de se lever de l'endroit où il est, de s'excuser pour rentrer chez lui.

Comme l'angoisse est toujours actuelle, lui et moi avons analysé et passé en revue tous les moments où il s'est mis à paniquer. On a pu remonter douze ans en arrière lors de première crise d'angoisse. Et comme il a bonne mémoire, il m'a même fait un joli tableau Excel dans lequel il a pu répertorier toutes les crises qu'il a eues depuis lors.

La première fois qu'on s'est vus, je lui ai dit au bout 'un quart d'heure qu'il était manifestement surdoué. Cela ne lui a pas du tout fait plaisir. Il m'a dit que sa psychiatre précédente lui avait dit au bout de deux mois. Il a jugé le procédé malhonnête car pour lui la douance, c'est le truc cheap à la mode pour flatter les patients. Je lui ai répondu qu'à moi, il n'avait pas fallu un mois mais un quart d'heure et que j'avais raison. 

Même si je comprenais sa réaction vu que la douance est de nos jours le concept le plus galvaudé au monde en psychologie. Qu'on soit seul, mal aimé, bon à rien, et je ne sais quoi d'autre, et on trouvera très vite un document qui expliquera que non, on n'est pas un toquard mais simplement un individu trop intelligent pour être heureux ! Par chance, je n'ai rien d'un surdoué, et j'en suis fort aise sinon j'en voudrais à mort à celui ou celle qui me jugerai comme tel ! 

Mais je n'en ai pas démordu, ce jeune type est surdoué. D'abord, il est bon en tout, en lettres comme en sciences. Enfin, dans nos entretiens, que je lui envoie une balle au fond du court ou derrière le filet, il est rattrape toutes ! C'est un signe. Je ne m'ennuie jamais avec lui. Et puis, autre signe, ce type n'a pas d'âge. Je pourrais être son père et pourtant quand je lui parle, on a l'impression d'avoir le même âge. J'ai une copine un peu cintrée et adepte de trucs mystiques qui dirait de lui que c'est une vieille âme. Et sur le coup, elle n'a peut être pas tort !

Bon, au bout de quelques semaines à triturer des données, je lui ai dit qu'avant il avait des crises d'angoisses qui se sont résolues d'elles-mêmes. Il est marié, il a un travail et tout va bien. Ce qui subsiste, ce ne sont pas des crises d'angoisse stricto sensu mais l'émanation de sa peur du monde adulte. J'avais ainsi noté que ses peurs ne se manifestaient que lorsqu'il allait être confronté à des situations sociales que l'on admet être inhérentes au statut d'adultes : diners chiants, gens pénibles, obligations lourdingues, etc.

Je lui ai expliqué que je comprenais parfaitement ce qu'il ressentait et que je le partageais bien souvent comme l'atteste mon texte précédent. Il m'a demandé comment j'avais fait pour surmonter tout cela. Je lui ai juste répondu que vers trente ans j'avais choisi une autre vie. J'avais quitté ma carrière toute tracée pour affronter quelque chose ou je me sentirais plus à l'aise parce que j'y mettrais plus de moi même. 

Il m'a alors parlé de capacité de travail, de limites de l'effort acceptable, et de toutes ces choses qui entravent l'homme le plus déterminé quand il n'est pas un bosseur né. Je lui ai alors répondu que j'avais connu la même chose et qu'il m'avait fallu faire un mix de mes facilités, de mes centres d'intérêt, de mes limites en termes d'efforts, de mon intelligence disponible pour en sortir un parcours socialement acceptable. Ce qui me valait aujourd'hui, certes de ne pas être un brillant chef de service de psychiatrie d'un grand hôpital mais d'être un modeste psychothérapeute pouvant se targuer d'avoir une clientèle charmante et assez rock'n'roll dont peu de confrères aimerait se charger.

Je lui ai aussi expliqué qu'on sentait bien qu'il avait le mépris de l'opinion commune mais qu'il recherchait le beau en toutes circonstances. En ce sens, il était un dandy, tel que le concevait Baudelaire, c'est à dire, selon les propres mots du poète "un hercule sans emploi". En effet, pour Baudelaire, le dandy est "une institution vague, aussi bizarre que le duel. Il rassemble des hommes qui possèdent l'argent et le temps et n'ont pas d'autre état que de cultiver l'idée du beau pour leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser." Il n'a pu qu'opiner du chef tant cette description lui parlait bien plus que le qualificatif galvaudé de surdoué.

J'ai alors conclu mon monologue en lui disant qu'il était surdoué, rempli d'humour, joli garçon ce qui ne gâchait rien et qu'il lui appartenait maintenant de trouver sa voie, un combat à sa mesure sous peine de finir comme des Esseintes, le héros de A rebours de Huysmans, perclus d'angoisses et empli de vanité. Je crois l'avoir convaincu !

Tant et si bien que la semaine suivante, ses angoisses avaient disparu. En lieu et place, il se sentait déprimé. D'après lui, j'avais touché juste. Alors, quand je lui ai demandé ce qui le déprimais autant maintenant qu'il savait ce qui lui restait à faire, il m'a répondu cette phrases savoureuses : "jusqu'à maintenant, j'ai toujours géré ma vie chichement. Je me lance une cacahuète à un mètre et je vais la chercher. Et puis, hop, j'en relance une autre et ainsi de suite. Mètre après mètre."

Je l'ai alors rassuré en lui disant que nous allions passer à la noix de cajou que l'on lancerait à deux mètres. Et que lorsqu'il serait capable de l'exploit consistant à ramasser cette noix de cajou, alors nous pourrions réfléchir à un projet de vie un peu plus conséquent.


Le temps qui passe et ne repassera pas !


Voici encore pas si longtemps, quand j'allais à des mariages, c'était ceux d'amis. On était sur de bien manger, de picoler et de s'amuser. Le plus rigolo c'était de voir la tronche des amis qui se mariaient pour qui ce n'était pas forcément le plus beau jour de leur vie ; tant l'organisation d'un grand mariage est contraignante et stressante. Qu'on se le dise, le grand mariage avec robe blanche, cérémonie et tout le tralala est plus souvent décidé par la future mariée et les familles que par le futur marié, lequel se serait bien passé des préparatifs pénibles. Mais ce que femme veut, Dieu le veut !

Puis, mes relations étant toutes mariées, vint le tour des mariages de petits frères ou sœurs de ces mêmes amis. Ça allait encore, on pouvait faire illusion. On continuait à picoler et à s’amuser et on regardait d'un œil bienveillant les "petits" s'amuser. Vint enfin le tour des premiers divorces. On n'avait pas vu le temps passer mais certains couples si. Et les plus mal assortis faisaient naufrage au bout de dix années d'union. Là pas de fêtes, ni de picole ! On se dit juste que Madame X qu'on était habitué à voir dans les diners en tant qu'épouse de X et avec qui on avait créé des liens, ne viendra plus et qu'on finira par la perdre de vue et l'oublier. 

Voici aujourd'hui venu le temps des mariages de la génération suivante. On ne l'avait pas vue grandir celle-là. Née à la fin des années quatre vingt ou au début des années quatre vingt dix, on avait déjà été étonné qu'ils parlent, puis aillent à l'école, passent le bac ou votent et voici qu'ils sont fin prêts pour convoler. Ces petits cons qu'on a vu naitre sont devenus adultes, ont des métiers et se marient. Bientôt, ils nous enterreront. C'est la vie qui passe. Dès que vous croisez un nourrisson, dites-vous bien que c'est ce charmant bambin rose qui une fois adulte jettera une poignée de terre sur votre cercueil après avoir convenu avec votre médecin traitant d'arrêter les soins !

Sauf que moi, qui suis né vieux et pour qui rien ne vaut autant qu'un lendemain qui ressemble à aujourd'hui et un aujourd'hui qui ressemble à hier, je ne l'ai pas vue passer la vie. Dans un an, j'aurai cinquante balais. Je me souviens que ce même blog que vous lisez, je l'avais commencé à l'âge de trente neuf ans. Le temps passe vraiment vite et je ne l'ai pas vu passer. On grimpe l'échelle du toboggan jusqu'à trente ans, putain que c'est long, et après on le dévale. Le manque de pot, c'est qu'on ne finit pas dans un bac à sable pour regrimper aussitôt mais plutôt dans un caveau dont à part le Christ et Lazare, personne n'est jamais revenu à ma connaissance.

C'est ainsi que mon filleul Lapinou, non content de ne jamais venir me voir depuis qu'il exerce la profession d'auditeur externe chez un des big four, une sorte de travail idiot d'esclave moderne qui le mobilise même le samedi, a décidé de m'assassiner en convolant en justes noces. Il m'a annoncé ça l'année passée alors j'avais tout le temps d'y songer. Sauf que j'ai rangé l'idée dans un coin de ma tête pour ne plus y penser. Et puis le faire-part est arrivé avec même un site internet à consulter. Ça m'a foutu un coup de vieux parce que nous, quand on se mariait, on n'avait pas de site vu que ça n'existait pas ! Et puis je n'avais jamais imaginé qu'on puisse naître en 1989 et avoir l'âge de se marier !

Et puis, ça m'a aussi rajouté un second coup de vieux parce que je me suis demandé comment ça allait se passer. Connaissant les familles de Lapinou et de sa promise, je me doute bien qu'ils mettront les petits plats dans les grands et que tout sera parfaitement organisé. Mais bon, dans la vie, il n'y pas que la bouffe et le pinard, même quand ils sont au top. Il y aussi l’assistance avec qui on les partage. Je n'ai pas lu la lettre à Ménécée pour rien.

Alors je me suis risqué à demander à Lapinou à quelle table nous serions. Celle des mariés, c'est à oublier puisqu'il y aura forcément les parents et les témoins. Ouste Philippe, dégage à une autre table. Oui mais laquelle ? C'est là que le bât blesse et que Lapinou n'a pas voulu me répondre parce qu'il m'assure que les plans de table ne sont pas encore établis. Alors, moi j'ai un peu gueulé, je lui ai dit qu'il avait intérêt à ne pas nous coller à une table de quinquagénaires chiants ! Et mon épouse qui était assise en face de moi a interrompu ma conversation pour me rappeler que si elle calculait bien, étant né en 1967, j'aurais cinquante ans l'an prochain. De fait, il ne semblait pas idiot qu'on me mette à une table de gens de mon âge !

Le ciel m'est tombé sur la tête. Je me suis imaginé aussi à l'aise que le Petit Nicolas à l'anniversaire de Marie-Edwige sauf que moi, je me voyait assis, cravaté, rasé de près, à une table à laquelle seraient assis des cadres chiants discutant de trucs convenus, attendant que le temps passe, et me demandant à quelle heure il serait convenable de repartir de ce pensum. J'imaginais une table composée de gens capables de s'enflammer pour un duel Lemaire / Juppé ! Et moi au milieu, le vieux toujours jeune ou le jeune né vieux, se demandant ce qu'il était venu faire dans cette galère.

Alors je me suis interrogé ! Suis-je adulte ? Peut-on avoir mon âge et se trouver encore jeune ? Est-il normal quand je croise des gens respectables de mon âge, de me dire que je l'ai échappé belle ? Je n'en sais rien. Et pourtant, je ne pense pas refuser les responsabilités. Je crois même que j'adore ça. Je ne vis jamais mieux que quand je suis persuadé d'être au centre des décisions. Mais bon, j'ai toujours fait la part des choses en me disant que dans la vie, il y avait l'essentiel et l'accessoire. Et moi, l'accessoire, les choses sans importances, les fausses responsabilités, les obligations facultatives ou la respectabilité en carton, je ne cours pas après. 

Et puis est-ce de ma faute si je passe les deux tiers de mon temps à fréquenter des surdoués ? non que j'estime en être un ! Mais simplement que mon cabinet en regorge. Je dois en voir vingt par semaine. Et quelles que soient leurs diplômes et leurs responsabilités, ils savent rester cools et prendre du recul. si leur intelligence pourrait les placer tout en haut de la pyramide, ils s'en foutent. Du moment, qu'ils assurent un minimum, ils ne seront pas du genre à tout faire pour dominer ou posséder. Je n'ai jamais su s'ils étaient sages ou un peu fainéants. Peut-être les deux ? A moins que l'intelligence permette justement de se souvenir que rien n'est plus précieux que le temps libre, celui que l'on peut attribuer à des lubies.

Alors comment faire si on me place à une table de vieux emmerdeurs, de gens pédants et vaniteux. Qu'un seul me vante son pouvoir et ses avoirs et je lui répondrai que dans trente ans de toute manière il sera mort. C'est idiot de s'imaginer cela. Après tout ils seront peut-être sympas, qui sait ...

De toute manière, né sous le signe du capricorne, je suis un être responsable. C'est le mariage de Lapinou, et dut-il m'asseoir à une table de comptables ou je passerai la soirée la plus pénible de ma vie, que je ne dirai rien et me coulerai dans le moule.

Parce que justement, c'est le mariage de Lapinou et que parfois il faut savoir faire taire ma grande gueule, renoncer au délice d'un bon mot, d'une joute verbale, pour simplement faire plaisir.