22 octobre, 2012

L'effroi au réveil !


Je ne l'avais même pas remarqué en l'écrivant. Ce n'est qu'en relisant mon titre que j'ai vu le jeu de mot qu'il contenait et que je me suis dit que je donnais maintenant dans l'Almanach Vermot. Ce titre stupide pour vous entretenir de quel sujet au fait ? Tout simplement du célèbre état hypnopompique ! Mon Dieu, moi qui suis la simplicité faite homme, moi n'ai jamais hésité à me comparer à une timide violette, voici que je jargonne comme un vieux sociologue sorbonnard voulant ébahir la petite blonde au second rang dans l’amphithéâtre !

Alors plantons le décor ! C'est une jeune, charmante et très brillante patiente qui est venue de sa lointaine Lorraine voici peu, angoissée par ce qu'elle vivait lors de ses réveils. Il faut dire que la pauvrette se réveillait, récupérait sa conscience mais en se trouvant dans l'incapacité de bouger tout en ayant des sortes d'hallucinations. Avouez qu'on aurait pu avoir peur pour moins que cela. Mais fière et combattive comme un poilu du 167ème RI, la donzelle ne s'en laisse pas compter et ce n'est pas apeurée dans un quelconque service d'urgences qu'elle va consulter mais bel et bien dans mon cabinet à moi.

Si j'avais été un psy médiocre amateur de cinéma et de sensations fortes, j'aurais bondi sur l'aspect sensationnel de ce qu'elle me racontait, associé différentes données telles que ces hallucinations curieuses, son état émotionnel, son jeune âge, le fait qu'elle ait déjà fumé du cannabis (horreur), qu'elle ne soit manifestement pas socialiste (hann comment peut-on être jeune et pas socialiste, n'est-ce pas un signe patent de sociopathie ?), le fait qu'elle aime porter des vêtements sombres et zou, j'aurais conclu à un trouble schizopréniforme quelconque. D'une voix sépulcrale, j'aurais jeté mon diagnostic et orienté la demoiselle vers un psychiatre quelconque qui lui aurait peut-être prescrit des tas de neuroleptiques.

Mais comme sous mes dehors de gros bourrin, je suis bien plus délicat et fin qu'on ne l'imagine, j'ai écouté patiemment le discours et observé scrupuleusement celle qui le tenait. Pour tout vous dire je n'étais que patience et scrupules lors de cette première séance ! Et là, j'ai constaté que la demoiselle tenait plutôt la route côté intelligence et je me suis d'ailleurs flatté de n'être lu que par des surdoués. Vous verrez qu'un jour Mensa aura un lien vers mon blog. Ce faisant, ce qui aurait pu m'alarmer chez une autre personne m'est apparu comme congruent avec la personnalité hors du commun que j'avais en face de moi. Je l'ai donc rassurée de suite, en lui expliquant qu'aussi troublant que ce soit, ce qu'elle vivait n'était rien d'autre qu'une banale paralysie du sommeil et non le symptôme sournois d'une pathologie mentale grave qui sourdait tout au tréfonds de sa psyché !

Le principe général des parasomnies puisque c'est ainsi qu'on les nomme, est que, les états d'éveil et de sommeil ne s'excluant pas entre eux au niveau des systèmes neuronaux, il peut à l'occasion s'effectuer des mélanges ou des recouvrements de ces différents états. Ainsi certaines caractéristiques d'un état de veille ou de sommeil peuvent apparaître au cours d'un autre état, même chez le sujet sain.

Ainsi, une des caractéristiques du sommeil paradoxal est l'atonie musculaire, c’est-à-dire l'absence de tonus des muscles. Les commandes motrices n'activent donc plus les muscles squelettiques posturaux, de sorte que le dormeur, pendant cette phase où le cerveau est particulièrement actif, ne mette pas en action ses rêves et n'effectue pas des mouvements qui pourraient s'avérer dangereux pour lui-même ou autrui (l'activité des muscles respiratoires et du muscle cardiaque est cependant conservée, de même que celle de certains petits muscles comme ceux des yeux et de l'oreille). 

La paralysie du sommeil s'explique par l'intrusion imprévue de cette atonie musculaire lors d'une transition entre veille et sommeil et, très probablement, par le fait que le sujet devenu éveillé et conscient perçoive cette absence de tonus musculaire. En bref, vous êtes réveillé et pleinement conscient mais vos chers petits muscles posturaux font toujours un gros dodo ce qui vous donne à penser que vous êtes paralysé. Et dans certaines formes plus avancées, non content d'être paralysé, en plus vous subissez des hallucinations visuelles, auditives ou tactiles, parce que vous continuez à rêver alors que vous êtes éveillé. C'est une simple expérience neurologique un peu flippante mais sans gravité.

C'est d'autant plus flippant que lorsqu'une personne vit ce genre de chose, elle a l'impression d'être la seule et unique à avoir fait cette expérience et se dit qu'elle doit soit devenir folle soit être envoûtée mais qu'en tout cas, il se passe un truc vraiment grave. De fait, les personnes en parlent peu ce qui fait que le phénomène est peu étudié.

L'aspect que prend l'hallucination est totalement dépendant du caractère de la personne, de son imagination, de son état physiologique mais également du substrat culturel dans laquelle elle évolue puisque c'est tout ceci qui conditionne très largement la tonalité des rêves et des cauchemars. C'est ce qui explique que certaines figures reviennent de façon récurrente dans les témoignages de personnes ayant vécu une paralysie accompagnée d'hallucinations. Nos amis celtes bien plus friands que nous ne le sommes de magie et de revenants ont ainsi noté qu'une sorte de vieille sorcière appelée Old Hag dans le folklore revenait souvent lors de ces crises.

La paralysie du sommeil est donc très probablement à l'origine de certains cas de supposées hantises ou possessions. Elle explique également la légende (mondialement répandue) des esprits dénommés cauquemares qui sont des sortes de démones qui se posent sur la poitrine des dormeurs pour les écraser de tout leur poids. En latin le terme pour désigner ces cauquemares est incube ce qui signifie littéralement "couché dessus".

Voilà donc comment un stupide problème qui s'explique fort bien neurologiquement même si l'on ne parvient pas à expliquer les facteurs qui en favorise la survenue a pu créer de toute pièce de belles légendes présentes dans tous les folklores de notre belle planète !



15 octobre, 2012

Emotions et raison !

Edward Bernays

Une de mes chères patientes, exerçant la noble profession d'histoire s'insurgeait sur le fait que dans un documentaire traitant d'une guerre, les auteurs se soient crus obligés de faire figurer des images d'un autre massacre que celui dont ils traitaient.

Le procédé est certes discutables sur le plan déontologique car à moins de faire figurer une mention expliquant la provenance des images, on se trouve face à une escroquerie et un mensonge éhontés. Mais ma chère patiente poussant plus loin la réflexion trouvait que si le procédé était litigieux de ce point de vue, il n'en posait pas moins de savoir si il était toujours nécessaire d'utiliser l'image pour rendre compte de la réalité d'un massacre ou si les mots suffisaient.

Nous en avons débattu ensemble mais chacun de nous conservait ses points de vue en fonction de nos disciplines repectives. Pour moi, l'émotion et la raison vont de concert. En teintant de joie ou de tristesse ce que nous vivons, l'émotion est un moyen immédiat de traiter des données et permet alors à la raison d'être plus efficace. La raison seule ne suffit pas et des études commencées avec le cas célèbre de Phinéas Gage laissent augurer que l'absence d'émotions conduit au pire et rend associable. D'ailleurs, tous ceux qui ont rêvé d'être un jour des tueurs froids et méthodiques se trompent car ces tueurs n'existent pas, dans ce cas précis on parlerait plutôt de personnalité schizoïde. 

De fait, le tueur froid dont on fait les thrillers n'est rien d'autre qu'une personne qui canalise ses émotions et les fait étroitement travailler avec sa raison. Il n'est pas exempt de peur ou d'angoisse et tant mieux pour lui, sinon il refuserait sa mission ou alors sa main tremblerait si fort qu'il ne pourrait l'exécuter. Le rêve du "tueur froid et méthodique" est souvent prisé par ces jeunes hommes qui se reprochent leur trop grande sensibilité en tant que figure emblématique de l'homme froid et dur.

A l'opposé, ne reposer que sur ses émotions confine à l'hystérie. Les personnalités histrioniques comme on les appelle aujourd'hui ont justement ce grand problème. La base d'une thérapie réussie avec elles serait de les amener à penser plutôt qu'à éprouver. L'émotion toute puissante ramène donc aussi à une sorte de conduite pathologique. Au mieux, on sombre dans la mièvrerie la plus totale et au pire dans l’hystérie qui fera battre des montagnes.

Finalement, peut-être qu'en étant traitée directement au niveau du cortex visuel, l'image est assimilée bien plus facilement que l'écrit ou l'auditif qui réclament un traitement plus complexe pour en retenir le sens. C'est sans doute pour cela qu'il y a plus de gens qui se vautrent devant un écran fut-il de cinéma que de personnes qui lisent, simplement parce que l'image est plus accessible et nécessite moins d'efforts, c'est de l'émotion cheap et immédiate ne nécessitant pas une élaboration complexe.

Dans ce sens, le cinéma et tous ses avatars, télévision, jeux vidéo, n'est qu'une sorte d'art de compromis mêlant différents genres et permettant de diffuser des informations de manière plus simples à un public plus large que ne le feraient la littérature ou la peinture qui sont plus exigeantes à appréhender.

D'ailleurs, l'émotion est le piège utilisé par tous les escrocs du monde, qu'il s'agisse d'une émotion négative ou positive. En suscitant une émotion vive, soudaine et intense, l'escroc vous prive de votre libre arbitre et vous invite à le suivre sans filtrer les informations au moyen de votre raison. C'est ce que font les politiques chaque jour qu'il veulent faire passer une décision, ou le pays qui veut vous vendre une guerre, ou encore le mendiant rom qui assis non loin du cabinet de mon épouse a pris soin de prendre avec lui un petit chiot pour apitoyer les passants. L'important pour cet escroc manipulateur c'est juste de faire passer son message en court-circuitant le filtre de la raison. On ne se pose plus la question de savoir si l'on fait quelque chose parce que c'est juste mais simplement parce que l'émotion nous y contraint.

Manipuler la masse par l'émotion, c'est exactement la nouveauté dont fait preuve Edward Bernays qui synthétisant les travaux des premiers chercheurs en psychologie sociale comme Trotter ou encore Le Bon, a produit les premiers éléments servant à la propagande politique. Lui même, à propos de ses travaux parlait d'ingénierie du consentement. Et le pire c'est que cela fonctionne toujours même si les esprits les plus vifs restent circonspects face à la débauche pour ne pas dire le "dégueulis" de bon sentiments qui précède toujours une action politique ayant un coût pour celui à qui elle s'applique. En politique, pardonnez moi l'outrance de la comparaison, l'émotion est la vaseline qui permet d'entuber profondément le citoyen.

Alors, comme je ne suis pas historien, je ne saurais dire si l'image est nécessaire pour rendre compte de la réalité d'un fait historique mais je sais que l'émotion est un inducteur puissant d'état émotionnels et que l'on peut aisément manipuler de cette manière. Ainsi, la musique est-elle reconnue comme un excellent inducteur d'humeur car selon qu'elle soit triste ou non, associée ou pas à des événements tristes ou non, la musique peut modifier presque instantanément l'humeur d'un individu.

Bref, je n'avais pas d'avis tranché pour répondre à ma chère patiente mais sans être paranoïaque, je sais que dès lors que l'on me bombarde d'émotions, il y a un risque imminent de me faire entuber. Alors, je me tiens sur mes gardes ! Même si comme tous les hommes je me suis déjà fait avoir par les larmes d'une femme qui savent parfaitement jouer des émotions, mais ça c'est une autre histoire !

« L'ingénierie du consentement est l'essence même de la démocratie, la liberté de persuader et de suggérer. »
Edward L. Bernays, "The Engineering of Consent", 1947



Excellent exemple où l'on nous tire des larmes des yeux à partir d'une simple lampe de bureau !

08 octobre, 2012

Hop dans la boîte et soyez sage !


Mon schizophrène va bien vu qu'il n'est pas schizophrène. Depuis que le je connais, j'ai eu l'occasion de comprendre comment un psychiatre hospitalier, crème de la crème, aristocrate de la santé mentale en France, auprès de qui je ne suis qu'un vermisseau, que dis-je un cloporte, avait pu être amené à faire une erreur de diagnostic aussi terrible.

Il y a plusieurs facteurs. D'abord il y a le temps et ça compte le temps parce qu'à moins d'avoir à faire à une pathologie évidente, ce n'est pas possible de diagnostiquer un cas complexe en dix minutes ou en une demie-heure. Or dans les hôpitaux public, il y a trop de patients par rapport au nombre de médecins. Ce qui ne veut pas dire que tous les médecins ne font pas du bon travail mais que bosser à la chaine entraine parfois des erreurs. Alors là, je comprends et je pardonne et ce d'autant plus qu'il n'y a aucun marqueur biologique pour diagnostiquer la schizophrénie.

Le diagnostic se fait un peu à l'arrache parfois. Il suffit que vous soyez jeune, super sensible et que vous racontiez un truc peu ordinaire et zou, votre compte est bon. Parce qu'il n'est pas si facile que cela de distinguer une hallucination réelle d'un autre phénomène plus neutre.

On vous collera sous neuroleptiques. En plus les neuroleptiques atypiques sont plutôt bien supportés alors, on n'hésitera pas à vous filer la camisole chimique. Si le diagnostic était erroné, vous prendrez trente kilos et vous aurez une vie merdique et si le diagnostic était bon, vous prendrez aussi trente kilos mais vous serez guéri car vous n'entendrez plus de voix dans la tête.

Et c'est ce qui s'est passé avec mon cher patient. Le brave pépère s'est dit que le bon psychiatre était là pour l'aider et il a eu confiance. Alors il a parlé, il en a profité en se disant qu'il était mal dans sa peau et que le type en face dans le bureau était là pour l'aider, l'entendre, le comprendre. Manque de pot, le type en face de lui n'était pas là pour comprendre mais simplement pour traiter des données, pour écouter un discours et saisir les mots qui lui permettraient de ranger mon patient dans une boîte. 

Le psychiatre en question s'est investi d'une mission consistant à devenir directeur de la norme et manifestement si l'on s'écarte de quelques degrés de cette norme, c'est fini, on est psychiatrisé à vie. Il y a une manière de faire, de vivre, de ressentir et tant pis pour les autres. Pour lui, la sensibilité, la créativité ou l'imagination sont des déviances de l'esprit sain qu'il faut canaliser fermement. 

C'est un peu le problème des professions uniquement recrutées par voie de concours, ça élimine les plus mauvais mais cela ne permet pas de conserver les meilleurs non plus. Ça standardise au maximum, ça évite les beaux esprits et cela ne conserve que les machines qui fonctionnent avec le standard hypothético-déductif du type if/then/else. Une de mes chères patientes, parlant d'un médecin qu'elle avait connue et qui fonctionnait ainsi l'avait affublée du doux surnom de "conasse à fiches bristol" en référence à ces élèves sérieux et laborieux qui recopie leurs cours sur e type de fiches pour les apprendre par cœur. J'avais trouvé l'image saisissante de réalisme.

J'ai d'ailleurs eu le temps de me renseigner sur le compte de ce cher confrère et un ami généraliste qui a partagé des patients avec lui l'avait surnommé "cinq minutes ordonnance comprise". Toujours est-il que mon cher patient à l'époque où il cherchait de l'aide est tombé sur lui pour son plus grand malheur. Sans doute qu'au moment de la crise, il lui avait été d'un plus grand secours mais qu'il aurait fallu "passer la main" et le confier à un thérapeute pour comprendre un peu mieux le parcours du patient et voir si par la suite des voies plus soft que la prescription de neuroleptiques n'étaient pas possibles.

Cela n'a jamais été fait et durant des années, les rendez-vous furent mensuels, brefs et assortis d'un "ça va ?" et d'un renouvellement d'ordonnance, lui même assorti d'un "et surtout n'arrêtez jamais vos neuroleptiques". Ce qui est un sage conseil quand ils sont nécessaires à vie mais un désastre quand ils ne devraient être prescrits que pour un temps donné, celui d'une crise, d'un passage difficile. 

J'ai donc demandé à mon patient ce qui s'était passé pour que mon cher confrère, cet éminent psychiatre, ait pensé qu'il était schizophrène. Et j'ai eu une réponse assez amusante. Il se trouve que mis en confiance par l'homme de l'art, en qui il avait placé ses espoirs, il lui a parlé librement d'un ... rêve prémonitoire ! Et là, par la seule évocation d'une éventuelle faculté psychique que certains ont sans que l'on comprenne comment cela fonctionne, mon patient avait scellé son sort. 

Aucune interrogation de la part du praticien mais la certitude que ce jeune type anxieux et peur sur de lui, ne pouvait avoir que des hallucinations. Sans rien lui dire, le diagnostic était tombé comme un couperet car il est bien connu que seul un schizophrène peut deviner l'avenir. Bon bien sur pour ne pas sombrer dans le diagnostic idiot, on ne parle pas de schizophrénie paranoïde, la vraie, la grande, celle qui vous fait voir Dieu ou des petits hommes verts, mais de schizophrénie dysthymique, un machin mal fichu à la rencontre de la vraie schizophrénie, du trouble bipolaire et de l'hypersensibilité.

Et puis peu importe ce que recouvre le terme de schizophrénie dysthymique dans la réalité, ce qu'est réellement un trouble émotionnel et comment on pourrait l'aborder, puisque l'industrie pharmaceutique est là avec les neuroleptiques atypiques.

L'abilify devient une panacée, ça vous assomme un peu, ce n'est pas toujours utile mais c'est sur qu'une fois prescrit, vous ne ferez du mal ni à vous-même ni aux autres. C'est un peu le concept de prison préventive appliquée à la psychiatrie, Minority report devenu réalité.

NB : bien entendu cet article n'est pas de l'antipsychiatrie mais vise simplement à rappeler que face à des diagnostics aussi graves, deux avis valent mieux qu'un. Les neuroleptiques ne sont utiles que si l'on en a besoin ;)

"Si quelqu'un parle à Dieu, il prie ; si Dieu parle à quelqu'un, il est schizophrène"

Thomas Szasz  in Fabriquer la folie, 1976




01 octobre, 2012

On se croirait chez un pote !


Ce qui est amusant avec ce patient, c'est qu'avant lui, j'aurai eu toute sa famille ! Autant dire que je connais bien le milieu dans lequel il baigne depuis tout petit puisque ses trois soeurs m'ont déjà tout raconté.

Alors, quand il est venu avec ses problèmes à lui, qui ressemblaient furieusement à ceux que ses sœurs avaient évoqués quelques années auparavant, j'étais un peu rôdé et je n'ai écouté que d'une oreille distraite. Le problème, c'était papa, un type bien, pas forcément narcissique, mais appartenant à ce que la psychologie a pu appeler les types A. Ce type de personnalité que l'on disait plus sujette aux infarctus du myocarde se caractérise par comme une conduite caractérisée par une hyperactivité, un sentiment d'urgence, un énervement facile, ou un hyper-investissement professionnel. C'est le personnage de Charlie Croker dans le roman de Tom Wolfe.

Le père, c'est le type issu d'un excellent milieu dont la famille a eu des revers de fortune et qui a décidé qu'il serait celui qui renouerait avec le succès et la fortune. Nanti d'une excellente éducation obtenue dans quelque obscur pensionnat religieux, il a relevé le gant et créé sa société qui marche très bien. Il est depuis assis augustement dans la légitimité que donne la fortune acquise à force de travail. Autant vous dire qu'il n'est pas facile à quelqu'un de pousser sous les branches de ce grand chêne. Papa, sur de lui et de ses succès en affaires mène son monde à la baguette. Non qu'il soit un tyran méchant mais qu'il régisse son monde comme il le fait dans les affaires : il n'y a qu'une bonne manière de faire, c'est la sienne.

Et comme tout bon patriarche, il a appelé son fils à lui succéder ce qui entraine des tensions évidentes puisque le papa pratique la double-contrainte aussi habilement et inconsciemment qu'un politicien le mensonge. La double contrainte exprime deux contraintes qui s'opposent : l'obligation de chacune contenant une interdiction de l'autre, ce qui rend la situation a priori insoluble. C'est un mécanisme parfois conscient et donc pervers ou inconscient et donc seulement maladroit qui rend fous ceux qui en font les frais.

Ainsi, papa envoie-t-il deux messages paradoxaux à mon patient. Le premier étant de lui dire qu'il est appelé clairement à lui succéder et qu'il sera donc le patron dans un futur proche. Le second message passe par les actes puisque dans les faits, mon cher patient n'est que le grouillot ou au pire le factotum de son père. Et bien entendu le conflit est au rendez-vous puisque face, si mon patient hurle et en appelle à l'autonomie, son père lui rétorquera qu'il ne connait pas encore assez le secteur d'activité et qu'il doit faire ses preuves. Et pile, si mon patient se tait et obéit servilement à son cher père, ce dernier lui expliquera que s'il tient à devenir son digne successeur, il aurait intérêt à prendre de l'autonomie et à courir des risques. 

Cette pratique récurrente de la double contrainte a amené mon cher patient, naguère jeune ingénieur insouciant, à devenir complètement déprimé. Et le pire, c'est que son père est devenu tellement ultra-présent dans sa vie, que son stress commence à contaminer tous les secteurs de sa vie. Ainsi, rencontre-t-il une demoiselle qu'aussitôt il se met à imaginer comment se passerait la rencontre avec son père. Il a beau se dire que c'est stupide, papa, telle une divinité tutélaire, se tient dans tous les recoins de sa psyché., veillant jalousement sur tous ses faits et gestes.

C'est dans cet état que ce cher jeune homme a débarqué dans mon cabinet, n'étant plus que l'ombre de lui-même, impuissant à tous les points de vue. La mission que j'ai acceptée c'est de lui redonner des perspectives d'avenir plus florissantes que celles consistant à n'être que l'ombre de son père. Cela n'a rien de bien compliqué sur le papier mais c'est fort différent dans l'intimité du cabinet.

Parce que dans la réalité, même si la demande est consciente, la personne qui subit ce genre de traitement est un peu comme un prisonnier soumis aux ordres contradictoires d'un maton sadique : elle ne sait plus vraiment ce qu'elle veut mais cherche éperdument à deviner ce que veut son tortionnaire afin d'éviter le mauvais traitement psychologique.

Or, les TCC, même si elles les admettent, évacuent le transfert et le contre-transfert, afin de se focaliser sur les problèmes à traiter. Mais mon patient est une sorte de goinfre de transfert qui voudrait à tout prix que je sois son papa maltraitant. Je pense que son rêve aurait été que je sois une sorte de caricature de psychanalyste tout-puissant, n'ouvrant la bouche que pour stigmatiser un comportement problématique de sa part, un double de son père qui le maltraite pour extirper toutes les mauvaises pensées qu'il a afin d'en faire un homme un vrai. Bref, il m'a installé de lui-même dans le rôle du père fouettard auprès de qui il devra en chier pour être un adulte responsable.

Ce n'est évidemment pas mon rôle ni même l'état d’esprit dans lequel je reçois les patients. Mon idée à moi, et c'est pour cela que j'ai préféré la TCC à la psychanalyse, c'est que tout un chacun possède en lui-même les ressources pour aller mieux et qu'un entrainement un peu balisé est préférable à un chemin initiatique erratique. Afin justement d'évacuer le transfert, je propose le café, les gens peuvent fumer, et la plupart m'appellent par mon prénom. 

J'applique donc ce même programme à ce patient avec qui je m'entends fort bien. Il fume ses Marlboro (ce qui est mal évidemment) et boit son thé, toujours du Earl Grey. Tout se passe bien, et on progresse, petit à petit, il devient plus libre, constate ce qui l'entrave. Le jour approche où il sera en mesure d'affronter son père pour lui dire sa manière de penser pour échapper à cette double contrainte.

Mais le fantôme de papa est toujours un peu présent entre nous. La liberté lui fait peur. Et comme j'ai douze ans de plus que lui, sans doute que cet écart lui a suffit pour qu'il m'installe inconsciemment dans le rôle du père tout puissant qui le considérerait comme un enfant. La plupart du temps, il oublie de me confier ce rôle mais qu'un stress ou une angoisse survienne et hop, je suis installé sur un trône et chargé de dire ce qu'il faut dire ou penser pour s'en sortir.

Et puis un jour alors qu'on prenait rendez-vous pour la semaine suivante, il m'a dit qu'il se sentait très bien avec moi mais qu'il avait l'impression de "venir discuter avec un bon pote". C'était assez amusant de constater que tout en apprécient nos échanges, il n'en résultait pas moins pour lui une forme d'angoisse. Je lui ai alors expliqué que justement c'était parce que nous avions une bonne alliance thérapeutique et que ma mission était justement de le rendre libre pour le meilleur et pour le pire et non de jouer sur un éventuel transfert dans lequel j'aurais assumé le rôle de son père. Que pour cela, il y avait des pscyahanlystes dont c'était la mission et qu'il était libre de consulter qui il voulait.

Il a réfléchi quelques secondes et comme c'est un type intelligent, il m'a dit que justement ce "partage", cette "alliance thérapeutique" lui faisait parfois peur par habitude de la soumission. Parce que justement le partage le laisse libre de ses choix qu'il a du mal à assumer sans être  perpétuellement rassuré. Et moi justement, en étant comme cela, aussi cool avec lui, je me refuse à lui dicter sa conduite. Je peux être un guide au cours de nos échanges mais certainement pas un tyran. Mon job c'est le bonheur de l'homme et non l'adaptation aux contraintes à tout prix, je ne suis pas sergent instructeur dans les marines. Mais il a repris rendez-vous.

Bien sur, en le saluant et en le raccompagnant à la porte, je lui ai expliqué que pour ne pas lui provoquer d'angoisse, la semaine prochaine, je mettrai uen veste en tweed, une barbe postiche, que je fumerai la pipe et que je n'hésiterai pas à lui parler avec un très bel accent viennois.

S'il n'y a que cela pour obtenir le succès, pourquoi pas !