Nous avons synchronisé nos montres. A 23h00 piles, un gros 4X4 allemand de couleur foncée m'attendra à la grille. Un unique coup de sonnette très bref et je jaillirai de derrière un pilier, habillé de noir, le visage masqué par une cagoule que mon épouse m'a donnée.
Pour la petite histoire, c'est un souvenir de son pays, on en trouve dans des boutiques de souvenirs à Corte sur le Cours Paoli, sur lesquelle il y a brodé en rouge "Ricordo di Corsica, Isola di belleza". Moi, j'ai juste viré la broderie.
Musique d'ambiance
Mon chauffeur est derrière la grille. Il tente de me saluer en m'appelant par mon prénom. Je lui intime l'ordre de se taire. J'ouvre précautionneusement l'huis que j'ai préalablement graissé afin de ne pas faire de bruit. Un coup d'oeil à droite, un à gauche, et d'un pas souple je me dirige vers la conduite intérieure qui attend, moteur tournant au ralenti. D'un mouvement souple, j'ouvre la portière de façon à ne pas allumer le plafonnier et je me glisse à l'intérieur. Je me baisse de manière à ne pas être vu. Seul le sommet de ma cagoule doit apparaître de l'extérieur.
Mon chauffeur me trouve bizarre. Je lui ordonne de démarrer puis de prendre à droite, puis à droite et encore à droite. Il m'explique qu'on va tourner en rond. D'un sourire sans joie, je lui rétorque que je le sais mais que c'est un vieux truc pour savoir si nous sommes suivis. Je me dis que j'ai bien fait d'ingurgiter autant de polars. Aujourd'hui, ça m'est utile. Une solide formation est nécessaire si l'on veut espérer survivre dans la clandestinité.
A mes pieds, un sac à dos noir contient des affaires de rechange et différents objets de première nécessité. J'ai même pris un couteau de survie
Rambo replica. On ne sait jamais ! Vous pouvez rire, mais si j'étais blessé je pourrais me recoudre moi-même. Ou alors si j'ai faim, je peux pêcher dans la Seine. Il suffit de dévisser le manche du couteau, il y a tout dedans, même une boussole ! Je me dis que j'aurais du choisir entre le cirage noir et la cagoule parce que je la sens coller désagréablement sur mon visage.
Mon chauffeur - car je ne peux pas vous dire si c'est un ami, moins vous en saurez mieux cela vaudra, si les bolchéviques vous torturaient, vous n'aurez rien à leur dire- semble me trouver bizarre. A un moment donné, il me pose une question en m'appelant par mon prénom. Je le fais taire immédiatement en lui ordonnant d'oublier mon prénom. Dorénavant, je serai Biscotte. C'est le nom de la chienne de mon père. Ca peut vous faire sourire mais c'est pensé. Si l'ennemi avait posé des micros, le fait d'entendre le nom "Biscotte", ne lui donnera pas l'alerte. C'est simple, il fallait juste y penser. Les gens de la CGT ou de SUD, sont peut-être malins et formés à l'
agit'prop', mais j'aurai toujours une longueur d'avance !
Comme tous les combattants de l'ombre, je suis un peu paranoïaque, c'est le seul moyen de survivre. Je tire d'un seul coup le frein à main et la voiture se met en travers. Si ce n'avait pas été un 4x4, nous aurions fait un tonneau. Je mets la main sur ma bouche pour signifier qu'il faut se taire. J'entrouvre la portière et me glisse à terre puis sous la voiture. Sortant une mini-magligth, j'inspecte minutieusement le châssis de la voiture. C'est bon, aucun mouchard à déplorer. Je peux remonter à bord. Le chauffeur m'engueule en me disant qu'après m'être traîné par terre, je vais saloper son siège en cuir. Mais devant mon air résolu et mon regard dur, il se tait.
Nous poursuivons notre parcours sans échanger un mot. La lumière bleutée éclaire nos profils acérés. L'un et l'autre savons que nous avons dépassé le point de non retour. Le ruban de l'Autoroute A6 défile, monotone. Je repense à toute ma vie, la joie que fut ma naissance pour ma commune, ma première croutonnade faouine, mes vacances en Corse avec mon épouse et ses cousins Ange et Dominique, la seule fois où j'ai lu Libé. C'est un maelström dans ma tête. Il parait que c'est neurobiologique. Plein d'études affirment que face au danger, l'esprit humain réagit ainsi et je suis humain, bien qu'un peu plus qu'humain.
Le chauffeur s'engage sur l'A6a mais, sans le prévenir j'agrippe son volant et le braque à droite. La voiture chasse, louvoie et dérape un peu, mais l'électronique embarquée fait son travail. Transmission intégrale, ABS, ASR, ESR, font leur office, et la voiture change de cap pour s'engager sur l'A6b. Le chauffeur ne dit rien et adopte la bonne réaction en maîtrisant le véhicule, il a compris ma ruse diabolique, c'est le métier qui rentre. Je souris intérieurement en me disant que c'est une bonne recrue. La clandestinité n'est pas une sinécure. Cela réclame des réflexes prompts et une capacité à apprécier le danger. Ce soir je suis un loup.
Après deux tours de périphériques destinés à semer d'éventuelles filatures, nous rentrons dans Paris par la Porte BIP (secret). Quinze minutes après, à peine, la circulation quasi nulle nous permet d'arriver à mon cabinet. Nous passons en trombe devant mais j'ai le temps d'enregistrer le moindre détail. Cette poubelle est-elle à sa place ? Cette Talbot Solara innocemment garée non loin de là, est-elle aussi innocente que cela ? Ce chauve affublé d'un bouc, que fait-il là ? Et le grand au crâne rasé et au regard sombre. Tiens, ils semblent se connaître et s'éloignent malin dans la main. Un second passage à toute vitesse me rassure ; ils ont disparu. Mais il faudra un troisième passage pour que je sois sûr que la voie est libre.
Penché par la fenêtre du gros 4x4 allemand, assis sur la portière, j'ai pu d'un seul coup constater qu'aucun sniper ne planquait sur les toits. Je suis rassuré, trois précautions valent mieux qu'une. J'intime cependant l'ordre à mon chauffeur de faire un grand détour. Puis, parvenu à ma rue, je lui dis de stopper et lui explique la marche à suivre. Il me regarde en rigolant à demi et me dit : "ben ok Biscotte". Froidement, je plante mon regard d'acier dans le sien avant de lui dire "Colonel Biscotte s'il te plait, j'ai pris la tête du réseau, Nicolas S. me l'a confirmé.".
Puis, suivant mes plans, mettant la boîte tiptronic en première, il accélère soudainement, passant les vitesse à la volée. Le lourd véhicule accélère inexorablement de toute la puissance de ses deux-cent-cinquante chevaux, tandis que je fixe mon sac à dos. Parvenu à cinquante mètres à peine de mon cabinet, j'ouvre la portière et me juche debout sur le marchepied. Sans même prévenir alors que le véhicule file comme l'éclair, je bondis et atterris en un impeccable rouler-bouler. Immédiatement, je me glisse sous un véhicule à l'arrêt en pensant que décidemment avec mes conneries, je vais être tout dégueulasse.
La voie est libre et je jaillis de sous la voiture. Progressant par bonds souples et rapides, je gagne le trottoir opposé. Ma plaque professionnelle luit doucement sous la lune, je suis arrivé. Sortant avec précaution mon trousseau de clés, j'ouvre la porte cochère puis, une des portes latérales. Je m'accroupis immédiatement les sens en alerte. Aucun bruit, sauf un grattement ténu sur la droite. Ce n'est rien.
J'attends que mes yeux se fassent à l'obscurité et je m'approche de l'escalier, dédaignant l'ascenseur trop bruyant ! Je grimpe l'escalier moitié accroupi, moitié rampant. A chaque palier, je me plaque au sol et attends cinq minutes. Aucun bruit, je progresse, le poignard Rambo Replica fermement tenu en main. Parvenu au troisième, j'observe une demie-heure d'attente, plaqué au sol, la respiration ralentie et tous mes sens en éveil. Pour m'occuper, je décide de graver "colonel Biscotte" sur le plancher du bout de mon poignard, sans faire de bruit. Dans quelques dizaines d'années, on montrera ça aux gamins. Je souris en songeant que je suis en train d'écrire une page d'histoire. J'entends les bruits les plus ténus.
Rien à signaler, je m'approche de la porte de mon cabinet et ouvre discrètement la serrure cinq points. Je n'allume pas. Face à la porte, je cours dans le couloir et me précipite d'un salto arrière puissant dans la pièce principale en hurlant, les yeux fous, donnant des coups de poignard dans la vide tout autour de moi. Si l'ennemi Cégétiste ou son compère de Sud Rail, m'attend, ce sera peine perdue. Mon hurlement a du le tétaniser et la lame acérée le transpercer de part en part. C'est la guerre et ce n'est pas beau la guerre comme diraient Florent Pagny et Zazie, deux philosophes que j'apprécie. J'attends que ma respiration se calme.
Je me dirige vers l'interrupteur pour allumer. Tout est calme, fort heureusement, aucun ennemi tapi dans l'ombre n'a eu à souffrir de ma technique de close combat. Je retourne dans l'entrée et verrouille la porte. J'aurais bien accroché une grenade dégoupillée au cas où, mais je n'en ai pas trouvé. Je me contente de bloquer le dossier d'une chaise sous la poignée. J'ôte mon bomber noir, que je range dans la penderie.
Je sais que maintenant, ils peuvent faire grève indéfiniment, moi, ils ne m'auront pas, je suis sur place, je me fous de leurs métros et de leurs RER. Je suis un résistant, un modeste combattant de l'ombre. Tout seul, j'ai contribué à affaiblir leurs capacités de nuisance. Je reste modeste, je sais que ce que j'ai fait, tout le monde ne l'aurait pas fait. Depuis tout petit, j'ai su que j'aurais un grand rôle à jouer. Je me suis toujours préparé inconsciemment à cet instant présent. Je suis serein, mon destin est là. Demain, grève ou pas, je serai fidèle au poste. Ils ne m'auront pas !
Tout est enfin calme, et je respire normalement. Je me dis que ce n'est pas parce que je suis dans la clandestinité qu'il faut que je cesse de vivre. Même les poilus à Verdun ont eu de bons moments, alors pourquoi pas moi ? Je me dirige donc vers la cuisine. Je saisis une capsule que j'introduis dans la Nespresso. Je souris intérieurement, en repensant à ma ressemblance troublante avec Clooney. C'est fou, on a même un
expresso identique ! Ah la vie est parfois drôle. Le voyant vert cesse de clignoter. J'abaisse la poignée et j'observe le liquide brun couler dans la tasse. J'ai emmené un bon livre que je lirai avant de m'endormir.
Ca y est le café est prêt. Je l'emmène dans mon cabinet. Je m'assieds sur mon fauteuil de cuir en posant la tasse sur la table basse. Je sors mes cigarettes et mon briquet (Fumer tue). Je me détends. Je saisis la tasse et la porte à mes lèvres. D'un seul coup, un liquide brûlant inonde ma mon cou et ma poitrine.
Putain, j'ai oublié d'ôter ma cagoule !